L’affaire du chevalier de La Barre est souvent présentée comme un symbole évident de l’intolérance religieuse sous la France monarchique.
À travers le récit produit par Voltaire et la tradition républicaine, elle incarnerait la brutalité d’un pouvoir théocratique punissant un jeune homme pour avoir « passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ».
Toutefois, cette lecture, si elle est politiquement efficace et historiquement ancrée dans le discours des Lumières, ne fait pas l’unanimité chez les historiens.
En effet, Adrien Dansette invite à nuancer cette vision idéologique voire caricaturale défendue par Voltaire. Dans ses travaux, Histoire religieuse de la France contemporaine (Flammarion, 1948), il soutient avec des arguments circonstanciés que le chevalier de La Barre « au demeurant débauché, meurt victime de la haine d’un magistrat pour sa famille ».
Autrement dit, il ne s’agirait pas d’un procès religieux mais d’un règlement de comptes local, doublé d’un acharnement judiciaire motivé par des rancunes privées et des tensions sociales.
Les deux actes de profanation découverts au matin du 9 août 1765, des entailles à l’arme blanche sur le crucifix du pont d’Abbeville et un dépôt d’immondices sur une représentation du Christ dans un cimetière d’Abbeville ont en réalité servi de prétexte pour liquider des querelles entre clans.
Selon cette thèse, la personnalité du chevalier – jeune noble frondeur, désinvolte et provocateur – aurait alimenté les ressentiments dans une société provinciale où les rivalités d’ordre, de statut et de famille relevaient d’une importance vitale.
Cette animosité aurait été ravivée par l’attitude impertinente La Barre, déjà connu pour ses écarts de conduite, ses amitiés sulfureuses et son rejet des conventions religieuses.
Pour rappel, son père Jean Baptiste Alexandre Lefebvre, chevalier et seigneur de La Barre, après avoir dilapidé une fortune de plus de 40 000 livres en rentes héritées de son propre père, lieutenant général des armées, était mort en 1762…
Cela ne revient pas à nier le caractère disproportionné de la sentence : torture, décapitation, puis crémation du corps. Mais cela replace l’affaire dans un contexte plus large où s’entremêlent querelles locales, passions idéologiques, dynamiques judiciaires et tensions sociales pour le « contrôle » de la ville.
L’élite locale était divisée politiquement et économiquement en deux clans : les corporations des métiers du textile d’une part et la manufacture des Rames – l’une des plus importantes du royaume – d’autre part.
Le magistrat Duval de Soicourt, présenté comme l’âme du procès, aurait ainsi nourri une rancune ancienne contre la famille du chevalier, les d’Etallonde, bien en vue dans la région d’Abbeville.
De même, son propre fils, en compagnie de La Barre et d’autres jeunes nobles se seraient même vantés d’être passés devant la procession du Saint-Sacrement sans se découvrir…
Des témoins affirmèrent les avoir vus et entendus proférer des chants jugés blasphématoires envers la religion catholique, mêlant moqueries liturgiques et allusions impies.
Duval de Soicourt aurait ainsi vu dans cette ténébreuse affaire un danger pour la société et pour lui-même, sa réélection à la fonction de maire étant proche.
Ce que Dansette, et d’autres historiens à sa suite, remettent en cause, ce n’est pas l’injustice du verdict mais l’idée que l’affaire serait un pur cas d’intolérance religieuse systémique, dans une France monarchiste toute entière inféodée à un fanatisme clérical.
Ce réexamen historique salutaire vise à restituer à l’affaire La Barre sa densité réelle : celle d’un drame à la fois personnel, politique et moral, amplifié par les dérives idéologiques du siècle et les élucubrations de Voltaire…
Fluctuat Nec Mergitur
Franck Abed.