Il s’agit d’aborder ici, d’une façon complémentaire aux chroniques précédentes et avant de traiter de l’héraldique institutionnelle, un aspect particulier, longtemps essentiel à l’usage des armoiries (et à ce titre d’une importance considérable en tant que science annexe de l’histoire) puis tombé en désuétude : LES BRISURES.
Comme le souligne fort judicieusement Michel Pastoureau dans son Traité d’Héraldique, » L’étude des brisures apporte bien des informations originales sur les structures lignagères de l’Europe médiévale et sur les mentalités des individus qui, en raison de leur place au sein du groupe familial auquel ils appartiennent, étaient obligés de briser leurs armes » (les différencier de celles du chef de nom et d’armes). Mais il en est de même pour la compréhension de l’abandon de leur usage au fil du temps !
En effet, cette règle qui imposa longtemps que seul le chef de famille soit autorisé à porter les pleines armes da sa lignée renvoyait nécessairement les cadets (et pire… les bâtards) à une position dévalorisante et donc inférieure à celle du premier. Ainsi, pour prétendre être ou devenir « calife à la place du calife« … il fallait tout faire pour oeuvrer à la disparition des marques héraldiques jugées déshonorantes. Les exemples de cette quête sont innombrables dans notre histoire, non seulement au sein des lignées royales de notre pays( comme nous l’avons déjà vu dans nos chroniques précédentes), mais également l’ensemble des familles nobles ou non nobles. C’est sans doute pour cela que la France apparaît comme rebelle à la systématisation de règles de ces brisures, à la différence d’autres pays ou territoires d’Europe occidentale comme la Grande-Bretagne, l’Ecosse ou l’Allemagne. Alors de quoi s’agit-il ?
Systématisation des brisures, exemple de l’Ecosse
Peu après l’apparition puis la fixation des armoiries, entre le douzième et le treizième siècles, seul l’aîné de la branche aînée avait le droit de porter les armes pleines de sa lignée. Tous les autres devaient leur apporter telle ou telle modification (brisure) qui permettait de les situer au sein de la famille comme dans les récits des batailles ou des tournois.
Aujourd’hui et à l’exception des quelques maisons royales régnantes d’Europe (il en reste quelques unes !) et de quelques grandes familles nobles dans lesquelles il est encore important de repérer les différentes branches, plus personne n’en a conservé l’usage.
En pratique, celui qui devait « briser » choisissait d’apporter une modification minime aux pleines armes de sa famille comme nous le verrons plus loin. Mais il arrivait que tel cadet préfèrât abandonner les armes de son père plutôt que de les briser, soit en prenant tout simplement celles de sa mère ou d’un autre fief de sa famille soit en adoptant de nouvelles armoiries, sans rapport avec celles de son père…
Nous en connaissons un exemple caractéristiques dans la famille Rudel de Bergerac, en Périgord : Hélie Rudel de Bergerac dit « l’Ancien » (1175-1251), probablement issu d’une branche cadette des comtes de Périgord, portait un écu de gueules à trois annelets d’or (possible brisure des armes du comté de Périgord -1-) lors de son hommage au roi Louis VIII en 1224 ; son fils aîné, Hélie Rudel dit « Le Jeune » (1200-1254) changea les armes de son père pour de nouvelles armes : de gueules à deux serres d’aigle d’or posées en pal ou parfois en fasce – évocation probable des démêlés de son père avec les Consuls de Périgueux et l’abbaye de Saint-Front -2- (le contre-seau, expression d’un fait particulier, de Rudel « l’Ancien » portait d’ailleurs déjà une serre d’aigle). C’est alors son frère cadet, Bérard (Bernard) seigneur de Mouleydier, Clermont et Montclar qui reprit les armes du père mais les brisa par le remplacement des annelets par trois besants de gueules !
Sceau de Hélie Rudel de Bergerac « l’Ancien » (1224)
Contre-sceau de Hélie Rudel « l’Ancien » (1224)
Armoiries de Hélie Rudel de Bergerac « le Jeune » (1254)
Armoiries de Bérard de Mouleydier-Montclar
Différents modes de brisure.
Les façons de briser les armoiries sont nombreuses et varient selon les époques, les territoires et les familles. On sait aujourd’hui qu’il n’y a jamais eu un seul système rigoureux de brisures, en tout cas en France où la diversité règne, mais seulement des habitudes familiales ou des modes géographiques et chronologiques. En voici les principales :
1/ La modification des émaux
Il s’agit le plus souvent de l’inversion des couleurs entre le champ de l’écu et la ou les figures qu’il porte. Mais on trouve aussi le changement d’un seul émail, soit celui du champ soit celui de la ou les figures auquel il faut ajouter les modifications de la surface du champ ou des pièces et qui peuvent être l’ajout d’un bandé, d’un fretté, d’un burelé, d’un échiqueté, etc. Les possibilités sont nombreuses pour permettre de distinguer les différents membres d’une même famille.
2/ La modification des figures
On peut aussi modifier la ou les figures posées sur le champ de plusieurs façons : par l’augmentation ou la diminution du nombre de ces figures, le changement de la forme ou de la position de la figure et enfin, tout simplement le changement de figure. Quand il y a changement de forme de la ou des figures il s’agit la plupart du temps d’une modification des lignes de bordure des pièces ou des partitions (la bande, la fasce, le chef ou la bordure par exemple). Les changements complets de figure sont rares (car la modifications des armes familiales est alors importante) mais plus fréquents lorsqu’ils concernent des partitions ou de petits meubles chargeant ou accompagnant une pièce plus importante. Là encore les possibilités sont nombreuses et peuvent répondre à tous les désirs ou les nécessités !
3/ L’addition d’une figure
C’est le mode de brisure le plus fréquent au-delà du XIII ème siècle avec quelques habitudes dans l’usage de ces brisures. La figure la plus souvent retrouvée est le lambel généralement posé en chef dont le nombre des pendants a beaucoup varié, d’abord cinq puis trois mais avec quelques cas où en note un nombre différent (de deux à treize !). La forme des pendants a aussi varié selon les époques ou les régions (rectangulaire, arrondie ou trapézoïdale) avec une traverse qui ne touche pas toujours les bords de l’écu.
Sceau de Robert III de Flandre comte de Nevers
En dehors du lambel, l’ajout d’une bordure, d’une bande, d’une cotice, d’un bâton, d’un écusson, d’un franc-quartier, d’un franc-canton, etc. constitue aussi parfois une brisure. Le cas du franc-quartier ou de l’écusson est intéressant dans la mesure où il permet, dans certains cas, d’y faire figurer les armes de la mère du possesseur, d’une autre famille alliée ou d’un fief secondaire. Un franc-quartier d’hermine plein a été très utilisé par les cadets placés en troisième position par rapport au chef de nom et d’armes. Ce fut ainsi le cas pour Pierre Mauclerc de la maison de Dreux avant qu’il devienne duc de Bretagne. Son franc-quartier d’hermine donnera d’ailleurs naissance aux pleines armes de Bretagne https://charte-fontevrault-providentialisme.fr/index.php/2024/11/25/jean-yves-pons-approche-de-lheraldique-ou-art-du-blason-4/)
Enfin, de nombreux petits meubles ont été utilisés, en association aux figures habituellement posées sur l’écu, pour constituer autant de brisures : étoile, croissant, merlette, quintefeuille, coquille, lionceau, etc. Et sont posés soit sur la figure principale soit à ses côtés voire en orle (bords de l’écu). Vous trouverez un riche catalogue de brisures, dans la maison de Montmorency, grâce en particulier à ce lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Armorial_des_Montmorency
http://racineshistoire.free.fr/LGN/PDF/Montmorency.pdf
Armoiries des Montmorency suivies de celles des Montmorency-Laval, cadets des Montmorency, avec pour brisure cinq coquilles d’argent posées sur la croix.
et aussi entre autres:un exemple supplémentaire de brisure (Chevron à trois pendants de gueules)
4/ De quelques autres modes de brisure
Il faut mentionner ici la combinaison des armes paternelles avec d’autres armes telles que celles de la mère, de l’épouse, d’un aïeul renommé ou d’un fief propre au titulaire des armes. Elle se fait alors par l’introduction d’une partition ( parti voir ci-dessous) coupé ou écartelé) mais peut figurer aussi sur une pièce honorable (chef, fasce, bande, barre, pal ou chevron).
Armoiries d’Alphonse de Poitiers (1220-1271) (frère de Saint-Louis) : parti de France -son père Louis VIII- et de Castille -sa mère Blanche-
Mentionnons aussi les surbrisures (ajout d’une brisure à des armes déjà brisées) comme par exemple l’apposition de petits meubles sur les pendants d’un lambel comme cela se pratique couramment au sein de la famille royale de Grande-Bretagne ou sur la bordure ou la bande d’un membre cadet de la famille royale de France. Et, là, les combinaisons deviennent innombrables au point de finir parfois par rendre impossible l’identification des armes primitives de la famille…
Enfin, il nous faut dire un mot des brisures de bâtardise. La plupart du temps, surtout avant le XV ème siècle, les bâtards reprenaient simplement les armes de leur père sur un franc-quartier d’un écu plain, à l’angle dextre. D’autres fois ces armes paternelles étaient placées sur une fasce, une bande ou un chevron.
Philippe, bâtard de Bourgogne (cathédrale de Barcelone, stalles des chevaliers de la Toison d’Or) : les armes de Bourgogne (son père était Philippe III le Bon) sur un chevron d’or posé sur le champ de son écu.
Après le XV ème siècle, les bâtards utilisèrent plutôt pour briser les armes paternelles l’adjonction sur celles-ci d’une barre ou d’une cotice voire un bâton péri en barre, plus discret. L’exemple le plus connu est celui de Jean de Dunois, bâtard d’Orléans, courageux compagnon de Jeanne d’Arc et qui brisait les armes de France du lambel d’argent d’Orléans et surbrisait celles-ci d’une cotice en barre ( d’abord de sable puis d’argent) du même :
Jean de Dunois, bâtard d’Orléans (1403-1468)
Et nous voici arrivés au terme de ce survol d’une question historiquement très importante mais qui a fini par disparaître des préoccupations ordinaires au fil du temps au point qu’aujourd’hui, à l’exclusion des familles royales en exercice, plus personne ne s’y réfère. Là encore nous pouvons rappeler l’adage : « Sic transit gloria mundi« . Ainsi passe la gloire du monde
Jean-Yves Pons, CJA.
(1) Les comtes de Périgord portaient « de gueules à trois lionceaux d’or armés et couronnés d’azur »
Périgord
(2) La légende veut que Saint Front ait accompli, lors de sa venue en Périgord, de nombreux miracles. Parmi ceux-ci, il aurait notamment chassé le Coulobre à Lalinde, une créature hybride mi-serpent, mi-dragon, qui vivait aux abords de la Dordogne dans une grotte et s’en prenait aux animaux, aux femmes et aux bateliers. Il lui aurait coupé les deux pattes (représentées en héraldique par des serres d’aigle). Ce dragon a été repris dans les armoiries communales de Bergerac, ( voir ci-dessous) avec les mêmes émaux, et parti de France ancien.
Merci beaucoup, cher Alain, pour cette complexe mise en page ! Mais le résultat mérite l’intérêt de nos lecteurs. Seules manquent les intéressantes armoiries de Philippe bâtard de Bourgogne et leur chevron armorié. Tu vas surement les retrouver… (je vais t’en adresser un double par courriel).
Heureux complément mis en ligne. Merci de ton indulgence.