Par Frederic Coutisson
Il faut imaginer ici un convoi de dix boeufs, tractant des troncs de sapin de 30 m de long et pesant entre dix et vingt tonnes. C’était le prix à payer pour fournir en sapins ardéchois la Marine royale. – Photo : Simon Bugnon Contrairement à la Route des dragonnades ( NDLRB. tiens, tien) , peu d’Ardéchois connaissent le Chemin du roi, qui relie le Suc de Bauzon aux rives de l’Ardèche, près de Meyras. Une page de l’histoire de France s’est pourtant écrite ici. Ou presque.
Avant de s’engager sur le Chemin du Roi, il faut en planter le décor. Nous sommes au XVIIe siècle, et le royaume de France ne brille pas par sa puissance maritime. Pour le moins. C’est en 1654, à l’avènement de Louis XIV et surtout par la détermination de Colbert, que la volonté de doter le pays d’une Marine digne de ce nom s’enclenche véritablement et durablement.
Toutefois, Colbert ne veut pas uniquement construire des bateaux. Ce que souhaite le principal ministre du roi, c’est une filière 100 % made in France. Or, un navire de guerre qui se respecte, c’est une authentique forêt sur l’eau ! Il faut beaucoup, beaucoup de bois, et surtout beaucoup, beaucoup de chênes pour le bâtir – on parle de 2 500 chênes centenaires pour construire un bateau de 60 m de long. Et de chênes, la France n’en manque pas, au contraire des résineux, indispensable pour les mâts de ces jolis navires. Et ça, c’est un problème. Alors, faute de résineux français, on importe des pins sylvestres des pays baltes… et pour M. Colbert, importer des arbres, c’est inacceptable.
Mission est alors confiée aux équipes royales de trouver d’énormes sapins sans défauts, « une véritable ruée vers les très beaux sapins s’organise dans tout le royaume, on recherche partout des arbres pouvant offrir à la Marine ces fameux mâts », raconte Michel Bartoli (voir ci-dessous). Et, dans un royaume plus petit que la France actuelle, on en trouve.
Les sapinières du Vivarais au secours de la Marine
Dans les Pyrénées d’abord, sur le bassin-versant de la Garonne, où la précieuse matière première est utilisée pour fournir l’arsenal de Rochefort (Atlantique). Mais comment fournir l’arsenal de Toulon (Méditerranée), sachant que les troncs sont acheminés par flottage ? La haute vallée de la Durance en possède bien quelques-uns, dans la forêt du Boscodon, et les forêts de l’Aude également, mais en trop faible quantité. L’Auvergne aussi est visitée, mais les forêts ont déjà disparu ou sont vraiment trop loin de toute rivière. Alors les regards se tournent vers le Vivarais. « Quelques superbes sapinières du haut Vivarais sont repérées par les commissaires de la Marine, et les cartographes établissent une carte de ces sapinières, en tête du bassin de l’Ardèche, au pied du Suc de Bauzon » conclut Michel Bartoli. Bingo ! Les futurs mâts des navires de la Marine royale seront ardéchois.
« La Marine s’engageait là dans une tâche stupéfiante, acheminer des troncs de 30 m de long pour un diamètre de 70 à 150 cm et pesant entre dix et vingt tonnes, depuis une sapinière de la haute Ardèche à plus de 1 200 m d’altitude, jusqu’à Toulon… », ça risquait en effet de poser quelques problèmes. Mais…
À cœur ardéchois, rien d’impossible
Voici le plan prévu, pour lequel Colbert ouvre d’importants crédits : d’abord descendre les arbres depuis leur forêt natale jusqu’à la rivière Ardèche (château de Ventadour ; lieu-dit Barutel), dans laquelle ils seront mis à l’eau, pour les faire descendre jusqu’au Rhône, puis à la Méditerranée, et les mettre sur un bateau direction Toulon. Sur le papier, ça le fait !
En novembre 1667, Louis de Froidour, le Monsieur forêt du royaume (voir *), souhaitant lui-même évaluer l’ampleur de la tâche, se rend avec son équipe à Montpezat. Il arpente trois jours durant la lande ardéchoise depuis la forêt de la Devèze, au pied du suc de Bauzon, jusqu’aux rives de l’Ardèche, pour définir le cahier des charges du futur trajet terrestre des troncs. Il prévoit, pour ce convoi exceptionnel et ses cinq paires de bœufs, une route large et solide, une faible pente et de très larges virages.
Peu à peu le tracé que devront parcourir les mâts se dessine : c’est le futur « Chemin du Roi », dont il est prévu que sa quinzaine de kilomètres soit parcourue par le convoi en huit jours, retour des bœufs compris.
Le 9 novembre 1667, le marché de l’ouvrage est signé avec un certain Melchior Gros d’Aubenas, et un an plus tard, le Chemin du Roi existe. Y a plus qu’à !
L’Ardèche n’est pas un long fleuve tranquille
Comme on l’a vu, le Chemin du roi n’est que le début de l’aventure. Et il n’a échappé à personne que l’Ardèche n’est pas un long fleuve tranquille ; pas plus au XVIIe siècle qu’aujourd’hui. Des travaux d’aménagement de la rivière sont donc réalisés : on fait sauter des rochers, supprime des méandres, rectifie les barrages des moulins. Et c’est Froidour en personne qui réceptionne les travaux. Cette fois c’est bon, l’aventure des mâts ardéchois peut enfin commencer.
Au total, 1 481 sapins ardéchois ont été inventoriés pour servir de mâts à la Marine royale… Et pas un n’atteindra le Rhône.
Triste épilogue. « En 1691, le successeur de Froidour, explique qu’un essai a eu lieu, que des sapins ont bien parcouru le Chemin du Roi, bien été jetés dans l’Ardèche, mais qu’ils restèrent bloqués à environ cinq lieues (30 km) du Rhône, dans un méandre des gorges. » Les énormes frais d’approche firent abandonner ce trajet, et les mâts vinrent presque tous des Pyrénées.
Voilà comment est né le Chemin du Roi, qui est aujourd’hui encore indiqué sur les cartes IGN, et voilà comment des sapins ardéchois ont presque fourni des mâts à la Royale.
Pour aller plus loin :
Retrouver l’histoire du Chemin du Roi plus en détail dans « Les anciennes forêts d’Ardèche, quelle histoire ? », textes de Michel Bartoli et photos de Simon Bugnon (Septéditions).
https://www.hebdo-ardeche.fr/actualite-10774-le-chemin-du-roi-la-foret-ardechoise-au-secours-de-la-marine-royale-francaise.
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- https://www.onf.fr/onf/+/7a8::dossier-forestier-no-23-louis-de-froidour-1626-1685-notre-heritage-forestier.html
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_de_Froidour