Chose promise, chose due.
Voici donc, in extenso, l’article de Jérôme Fourquet publié dans le Figaro et qu’il faut absolument lire pour comprendre où nous mènent les imposteurs et autres crapules qui tuent notre pays à petit feu sous couvert d’une trompeuse anesthésie. Mais pourquoi, diable, les Français ne nous écoutent-ils que toujours trop tard ?
Jean-Yves Pons.
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Jérôme Fourquet : « L’État-guichet, un modèle à bout de souffle dans une France qui a cessé de produire »
Le Figaro, 12 mai 2024.
Tout se passe comme si le modèle économique qui s’était progressivement mis en place dans le pays depuis une quarantaine d’années arrivait aujourd’hui en bout de course et avait conduit à une impasse. Ce modèle que nous qualifierons d’étato-consumériste ou de stato-consumériste, a résulté de choix collectifs et politiques qui ont été effectués avec constance par les différentes majorités politiques qui se sont succédé au pouvoir. Ce modèle stato-consumériste repose sur deux postulats et piliers que sont, d’une part, l’extension permanente de la dépense et de la sphère publiques (financée par un niveau de prélèvements obligatoires le plus élevé de l’OCDE) et, d’autre part, le primat accordé à la consommation comme principal moteur économique, au détriment de la production.
Pour soutenir la consommation et maintenir vaille que vaille la croissance, les différents gouvernements n’ont cessé d’injecter de la dépense publique, via des investissements, un nombre de fonctionnaires et des budgets de fonctionnement des administrations en hausse ininterrompue, mais également par une protection sociale généreuse se doublant de la « politique du chèque ». Si cette injection constante d’argent public produit à court terme un effet dopant et soutient la consommation, le coût à long terme est faramineux avec une spectaculaire augmentation de la dette publique, des marges budgétaires qui s’amenuisent et une bureaucratisation galopante, sécrétée par une administration hypertrophiée, qui complexifie et pénalise au quotidien la vie des acteurs économiques et des citoyens.
Parallèlement, le choix sans cesse réitéré, quelles que soient les sensibilités politiques de nos dirigeants, de favoriser la consommation à la production, via l’entrée de plain-pied dans un système globalisé permettant d’offrir aux consommateurs français des produits à bon marché, a certes assuré la prospérité de la grande distribution tricolore. Il a aussi permis d’apaiser quelque peu les tensions sociales en France du fait de l’accès d’une large partie de la population à la société de consommation. Mais le revers de la médaille est là aussi cuisant : une désindustrialisation massive du pays. De très nombreuses filières productives, lestées d’un haut niveau de prélèvement obligatoire et d’un carcan réglementaire de plus en plus incapacitant, n’ont en effet pas pu lutter à armes égales avec leurs concurrents étrangers.
Dette et déficit publics : la grande glissade
En 1978, quelques années après le premier choc pétrolier, qui avait déstabilisé l’économie hexagonale, la dette publique française atteignait l’équivalent de seulement 74,5 milliards d’euros. Elle s’élève à l’heure où nous écrivons ces lignes à 3101 milliards. L’accumulation du stock de dette s’est déroulée sans interruption depuis près de 50 ans. En dépit des alternances politiques, le fardeau de la dette n’a cessé de s’alourdir et personne n’est parvenu à juguler cette mécanique implacable. Toutes les proclamations volontaristes effectuées en début de bail par les locataires de l’Élysée, Matignon et Bercy, se sont perdues, plus ou moins rapidement, dans les méandres de leur mandat respectif et la dette a continué à enfler.
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Quelle que soit la conjoncture économique et quelle soit la philosophie politique des dirigeants successifs, le primat de l’augmentation du budget de l’État et le soutien à l’activité par la dépense publique, ont constitué le fil rouge de toutes les politiques économiques menées depuis 50 ans. Il s’agit là d’un invariant de nature systémique et de la pierre angulaire du modèle stato-consumériste. En 2022, la dépense publique atteignait en France 58,1% du PIB contre 49,8% en moyenne dans l’ensemble des pays de l’UE.
Exposé à ce traitement depuis plusieurs décennies, le métabolisme profond de la société française s’est transformé progressivement. Il ne sait plus fonctionner sans cet apport, la plupart des composantes de la société ne pouvant plus s’en passer. Les médecins successifs ont renoncé au sevrage, même progressif, car ils pensent que le patient devenu extrêmement dépendant n’y survivrait pas. Les injections de dépenses publiques ont été amplifiées pour passer les différentes crises que le pays a traversées. Le stock de dette rapporté au PIB a ainsi fait un bond lors des récessions de 1992-1993 et de 2008- 2009, puis en 2020 lors du Covid. Avec à chaque fois, un effet cliquet : l’endettement supplémentaire contracté conjoncturellement n’a jamais fait l’objet de sérieuses mesures correctives dans les années qui ont suivi, de telle sorte que le niveau de la dette a franchi à chacune de ces crises un nouveau palier.
L’épargne des ménages comme financement
En 2003, Nicolas Baverez publiait La France qui tombe. Ce livre qui s’alarmait déjà du décrochage du pays, fit grand bruit. À l’époque, le poids de la dette publique ramené au PIB atteignait 63%. Nous en sommes à près de 110% aujourd’hui, ce qui représente plus de 56.000 euros par habitant, contre 16.000 euros en 2003. D’aucuns en déduiront qu’il y a toujours eu des Cassandre et que le modèle français est des plus résilients. Mais comme disait le camarade Lénine : « les faits sont têtus ». Les chiffres également.
Les charges d’intérêts de la dette publique (État et autres organismes publics) sont passées de 40 milliards en 2003 à 55,5 milliards vingt ans plus tard. En 2023, la charge des intérêts de la dette publique (55,5 milliards) a quasiment égalé le budget de l’Éducation nationale (56,5 milliards), premier budget de l’État. Au regard des trajectoires tendancielles, la charge de la dette de l’État devrait prochainement dépasser le budget de l’Éducation. D’ici un ou deux ans, le financement de l’endettement accumulé au cours des dernières décennies consommera davantage de ressources publiques que l’Éducation nationale, budget censé préparer et assurer l’avenir du pays. Tout un symbole.
Cet endettement croissant a permis, comme on l’a dit, de financer l’extension et le fonctionnement d’une sphère publique omniprésente, ainsi que de soutenir la consommation. Mais il a également fourni un débouché à l’épargne de bon nombre de ménages. 25% de la dette souveraine de l’État français sont ainsi détenus par des épargnants français au travers des placements en « fonds euros » des assurances-vie. Offrant des conditions fiscales intéressantes, l’assurance-vie est plébiscitée par les Français qui ont les moyens d’épargner. Selon l’INSEE, 40% des Français disposaient d’une assurance-vie en 2022 contre seulement 29% en 1999. Le choix réitéré pour le déficit public et l’endettement de l’État s’est accompagné du formidable essor de l’assurance-vie qui ne drainait en 1981 que l’équivalent 15,6 milliards d’euros, contre pas moins de 1923 milliards à la fin de l’année 2023, selon France-assureurs. 78% de cette
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somme est placée dans des fonds-euros, investis en grande majorité dans des obligations, notamment émises par l’État français.
Le modèle stato-consumériste présente ainsi une certaine cohérence puisqu’il a su développer un produit d’épargne attractif en direction des classes moyennes et supérieures et de nos établissements bancaires et assureurs (qui détiennent 25% de la dette publique) qui permet de financer une partie de l’endettement public. On rappellera toutefois que la moitié de la dette française est détenue par des investisseurs étrangers, ce qui n’est pas forcément un grand gage d’indépendance et de souveraineté. Autre effet pervers du modèle stato-consumériste, toute cette épargne des ménages et des institutions financières tricolores fléchée vers la dette publique et les emprunts d’État ne s’investit pas dans le développement des entreprises françaises, qui manquent cruellement -autre travers hexagonal- de fonds propres et d’investisseurs.
Déficit commercial désormais structurel
Un autre symptôme préoccupant de l’impasse dans laquelle nous mène le choix de ce modèle stato-consumériste, réside dans le creusement spectaculaire de notre déficit commercial. Des années 1970 au début des années 1990, la balance commerciale française a oscillé autour de l’équilibre, avec quelques creux passagers suivis d’un retour à un équilibre précaire les années suivantes.
Le commerce extérieur français a ensuite connu une quinzaine d’années fastes au cours des années 1990 et au début des années 2000, période caractérisée par la faiblesse des cours du pétrole, la sous-évaluation de l’euro et l’essor lié à la nouvelle économie (arrivée d’internet). La situation va ensuite s’assombrir au milieu des années 2000, la balance commerciale affichant un premier solde négatif en 2006 (-4,3 milliards d’euros), avant de se dégrader régulièrement : -21,9 milliards en 2013, -49 milliards en 2020 et une perte historique de 102 milliards en 2022.
Ce creusement du déficit commercial n’est pas sans conséquence sur notre souveraineté économique. Comme l’explique Jean-Marc Daniel : « La France accumule les déficits extérieurs dont la conséquence est un transfert de moyens financiers à ses fournisseurs, et plus généralement au reste du monde. Comme elle ne parvient pas à vendre assez pour couvrir le coût de ses importations, elle se vend à ses partenaires commerciaux utilisant le produit de leurs ventes réalisées sur son territoire pour acheter son patrimoine.
Concrètement, l’avoir extérieur net de la France, c’est-à-dire la différence entre la valeur de ce que les Français détiennent à l’étranger et celle de ce que les étrangers détiennent en France, ne cesse de se détériorer. En 2001, cet avoir était légèrement négatif (-40 milliards d’euros, soit 2,7% du PIB). Depuis, pour combler le déficit systématique de sa balance des paiements courants, la France a creusé son avoir extérieur net qui s’élevait début 2023, à -630 milliards d’euros. Ce faisant, elle se rapproche dangereusement du plafond fixé par les accords européens, soit 35% du PIB ».
Un pays « en voie de détention »
L’analyse économique distingue les pays « détenteurs », dont les avoirs nets extérieurs sont positifs et les pays « détenus », affichant un avoir net extérieur négatif. De ce point de vue, la France est donc de plus en plus un pays « détenu » ou « en voie de détention
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», une part croissante de ces actifs économiques et de son patrimoine immobilier étant possédée par des investisseurs étrangers.
Depuis le début des années 2000, toute une série de fleurons industriels français sont ainsi passés sous pavillon étranger comme le montre la liste suivante :
Rachats de grandes entreprises françaises par des groupes étrangers 2004 : Rachat de Pechiney par Alcan
2006 : Rachat d’Arcelor par Mittal
2015 : Rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia
2015 : Rachat de Lafarge par Holcim
2015 : Rachat de Norbert Dentressangle par XPO Logistics 2015 : Rachat du Club Med par Fosun
2017 : Rachat de Technip par FMC Technologies
2019 : Rachat de Latécoère par Searchlight
Inversement, des grands groupes français ont racheté des concurrents étrangers comme Axa avec le réassureur américain XL ou bien Suez avec son homologue américain GE Water. Mais selon la Banque de France, les « non-résidents » possèdent aujourd’hui près de 40% de l’ensemble du capital de l’ensemble des entreprises du CAC 40.
L’acquisition par des acteurs étrangers s’observe également sur le marché de l’immobilier haut de gamme. Les investisseurs étrangers ont représenté, en 2022, 20% des achats dans le 7e arrondissement de Paris, 18,4% dans le 6e et 16,3% dans le 8e. De la même manière, en Haute-Savoie, 21% des résidences secondaires appartiennent à des étrangers.
On peut voir dans ces achats la preuve de l’attractivité de notre pays et un apport de devises bienvenu. On peut aussi les considérer sur un plan plus systémique, comme les symptômes d’une perte de substance et de surface financières résultant d’une balance commerciale structurellement déficitaire et traduisant un lent et silencieux appauvrissement de la France. Dit autrement, pour équilibrer le déficit commercial récurrent généré par l’adoption du modèle stato-consumériste, la France cède progressivement son patrimoine et ses bijoux de famille.
L’abandon de la production
Le passage dans le rouge de la balance commerciale hexagonale à partir du milieu des années 2000 a certes résulté d’une augmentation des prix du pétrole, mais surtout d’une augmentation des importations tirées par la consommation intérieure et d’un décrochage concomitant de la production et des exportations dans des secteurs industriels-clé, qui avaient jusque-là plutôt bien résisté. Ce fut notamment le cas de l’automobile, dont la production s’est effondrée après 2005, puisqu’elle est passée en France de 3,5 millions de voitures et de véhicules légers cette année-là à 2,2 millions en 2010, puis à seulement 1,3 million en 2022.
Sur le vaste segment des petites voitures, la production française devenait moins compétitive et les constructeurs tricolores ont délocalisé la production de ces modèles.
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Ces petites cylindrées fabriquées de plus en plus en Europe de l’Est, en Turquie ou au Maroc étaient ensuite importées en France, tout comme la Logan, puis la Sandero et le Duster produits en Roumanie par Dacia, marque qui prit pied sur le marché français en 2005 sur décision de sa maison-mère, Renault.
Alors que le fordisme avait su créer un modèle économique vertueux (Henry Ford avait décidé de payer correctement ses ouvriers pour qu’ils puissent ensuite consommer et acheter ses voitures), une spirale négative entraînant la société française vers le bas se mettait en place progressivement. Face aux difficultés de pouvoir d’achat d’une partie de la population et pour maintenir ses marges, Renault, à l’instar d’autres industriels, fit massivement le choix de la délocalisation pour importer en France des véhicules bon marché. Mais ce choix entraîna une fonte spectaculaire des effectifs industriels et la suppression d’emplois relativement bien payés. Ce qui, en retour, tira vers le bas le pouvoir d’achat moyen et renforça la nécessité de commercialiser du low cost : la Logan devenant ainsi un des modèles de voiture les plus vendus dans une France en désindustrialisation rapide.
Parallèlement à ce choix anti-fordiste, l’ouverture croissante du pays à la globalisation (adoption d’une monnaie commune avec nos partenaires européens, traités de libre- échange etc…) combiné au maintien de notre généreux modèle social, dont le financement reposait principalement sur le travail et la production, a plongé dans une situation très difficile de nombreuses filières industrielles, exposées à la concurrence de rivaux étrangers bénéficiant d’un coût du travail nettement plus faible.
Certains territoires, marqués historiquement par la présence d’un groupe industriel, furent durement frappés par la chute de ceux-ci sous l’effet des coups de boutoir de la concurrence étrangère. Ce fut le cas notamment lors du « 11 septembre 2001 normand », date à laquelle Moulinex annonça la cessation de l’activité dans ses usines de Cormelles-le-Royal (Calvados), Falaise (Calvados), Bayeux (Calvados), Saint-Lô (Manche) et Alençon (Orne), laissant 3000 salariés sur le carreau.
De la production à l’importation
Un peu plus à l’est, la vallée de la Seine porte les stigmates de cette grande bascule ayant fait passer la France d’un pays de production à un marché de consommation. En une vingtaine d’années, des dizaines d’usines ont fermé leurs portes. Si des activités productives subsistent heureusement, le vieux couloir industriel situé entre Le Havre et Rouen, a vu se multiplier les implantations logistiques. Idéalement placée à proximité du Havre, où accostent quotidiennement les portes-containers, et en aval de la conurbation francilienne, la vallée de la Seine parcourue par l’autoroute A13 est devenue un hub logistique, où l’on stocke puis dispatche quantité de productions importées ayant vocation à alimenter la région parisienne, premier bassin de population et donc de consommation d’Europe.
Durant la décennie 2000-2010, l’agriculture, autre pilier productif de notre économie, perdit également beaucoup de terrain et de forces. Exposée elle-aussi à la concurrence étrangère venant de pays d’Europe du Nord ayant fait le choix d’une agriculture intensive très productiviste et de pays du sud à faible coût de main-d’œuvre, la ferme France céda des parts de marché, non seulement à l’export, mais, fait plus nouveau, sur son propre
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marché intérieur. Ainsi, la part des importations dans le poulet consommé en France, est passée de 25% en 2000 à 40% dix ans plus tard. Du fait des difficultés de cette filière et de la concurrence accrue (en provenance du Brésil ou de l’Ukraine notamment), la part des importations de poulets a franchi le seuil des 50% en 2022.
Au plan européen, les pertes de marché à l’export des industriels et des agriculteurs français, comme le recours à un volume croissant de produits importés sont venues fragiliser la filière du transport routier, les marchandises venant de l’étranger étant le plus souvent acheminées vers l’hexagone par des entreprises de transport étrangères. À cela s’est ajoutée l’accélération de l’intégration du marché européen du transport routier, puis son élargissement avec l’entrée en 2004 de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie, puis de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007. De nombreux citoyens de ces pays sont employés à bas coûts comme chauffeurs routiers par des entreprises de leurs pays ou des groupes allemands, comme notamment le géant Willi Betz.
Face à cette concurrence très agressive et pénalisé par une réglementation du travail ne lui permettant pas de lutter à armes égales, le pavillon français a été totalement marginalisé sur le continent. Alors que les camionneurs français assuraient 55% du transport de marchandises entre la France et les autres pays européens en 1991, cette part est tombée à 36% en 2000, pour s’effondrer à seulement 7,7% en 2021. Ainsi dans ces années, la France est non seulement passée de la production à l’importation, mais ces produits importés et consommés en France sont désormais essentiellement acheminés par des transporteurs étrangers.
Ce spectaculaire déclin du pavillon français à l’international, bien raconté dans son livre par Jean-Claude Raspiengeas, s’est soldé par une fragilisation de la filière du transport routier de marchandises tricolore. Atomisé en de nombreuses petites structures, ce secteur se voit attaqué sur son marché intérieur par des concurrents étrangers. En 2000, ces opérateurs étrangers n’assuraient que 27% du transport routier de marchandises dans l’hexagone contre plus de 42% aujourd’hui.
Le positionnement ultra-premium du luxe
Quelques secteurs ont échappé à cette lame de fond ayant frappé la plupart de nos filières industrielles et agricoles, entraînant dans leur sillage des activités connexes comme le transport routier de marchandises. Le luxe fait partie de ces secteurs qui demeurent des fleurons français très performants. Hormis le savoir-faire indéniable des professionnels et des dirigeants de ce secteur, le positionnement ultra-premium de ces productions permet de supporter un coût du travail conséquent. Les impressionnantes marges dégagées permettent également de surmonter sans difficultés majeures les contraintes administratives et réglementaires hexagonales, qui handicapent bon nombre d’entreprises à plus faible profitabilité.
Alors que la plupart des autres secteurs industriels n’ont cessé de fermer des usines en France au cours des dernières décennies, les géants du luxe inaugurent chaque année de nouveaux ateliers. Comme on peut le voir sur la carte suivante, des groupes comme LVMH ou Hermès disposent aujourd’hui d’un très dense maillage de sites de production et leurs sites et ceux de leurs sous-traitants constituent désormais une part substantielle de l’activité industrielle dans de nombreuses régions.
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Illustration de la place prépondérante qu’occupe aujourd’hui le secteur du luxe dans l’économie française, LVMH représente 15,4% de l’ensemble de la capitalisation boursière du CAC40, alors que ce groupe ne pesait que 4,1% de l’indice en 1999. Avec Kering (1,7%) et Hermès (9,2%), les trois géants du luxe constituent 26,3% de la capitalisation du CAC40. On mesure ici l’hypertrophie de ce secteur, qui s’explique à la fois par les performances spectaculaires de ces fleurons, mais aussi par l’affaiblissement concomitant des autres filières industrielles.
Rafale, champagne et cognac
Le secteur de l’armement fait également partie des domaines d’excellence de notre économie, la France se situant au second rang mondial des exportations d’armes. Mais là aussi, les atouts français reposent sur un nombre très limité d’acteurs. Sur la période 2019-2023, les avions Rafale construits par le groupe Dassault* ont représenté à eux- seuls un tiers des exportations d’armes tricolores. À l’instar des sacs Hermès ou des malles Vuitton, les précieux Rafale font partie de joyaux de la couronne et sur-contribuent à nos exportations. Mais ces arbres majestueux cachent hélas une forêt très clairsemée. Dans le secteur de l’armement, des concurrents européens, mais aussi coréens ou israéliens taillent des croupières aux industriels français sur de nombreux créneaux moins prestigieux que celui des avions de chasse : blindés, munitions, armes légères etc…
L’industrie française ne produit plus par exemple de fusil d’assaut et c’est le HK416F, fusil d’assaut allemand, qui a été choisi pour remplacer le Famas fabriqué jadis par la manufacture d’armes de Saint-Etienne, pour équiper les militaires français. Prenant conscience à l’occasion du conflit ukrainien des risques que présentait le fait de ne plus disposer de capacités de production sur une vaste gamme de matériels et d’équipements militaires, les autorités françaises ont engagé la relocalisation de certaines activités. Emmanuel Macron a ainsi posé le 11 avril dernier, la première pierre d’une usine de poudre pour obus à Bergerac, l’hexagone ne produisant actuellement plus de poudre.
Même configuration très contrastée dans le secteur de l’agro-alimentaire. À elle seule, la filière d’excellence et premium des vins et spiritueux (avec notamment le champagne, le bordeaux et le cognac) dégageait en 2022 un solde exportateur positif de 15,7 milliards d’euros. Cette très belle performance contribue puissamment à équilibrer la balance commerciale du secteur, qui n’affiche un solde positif que de 5,6 milliards, de nombreuses filières agro-alimentaires étant aujourd’hui importatrices. Le cheptel bovin a vu sa taille être divisée par deux en quarante ans et si la France exporte beaucoup de bovins en Italie, ils sont abattus sur place et la viande est ensuite réimportée en France.
De même, de grandes quantités de pommes de terre sont expédiées en Belgique avant de revenir sous forme de frites ou de chips dans l’hexagone. L’exemple des chips constitue un cas d’école et une parabole des effets pervers générés par le modèle stato- consumériste. Bénéficiant d’une réglementation sociale et environnementale plus souple que leurs homologues français, les fabricants belges ont capté une grande partie du marché hexagonal (en transformant, on le rappelle, des pommes de terre françaises).
Cet avantage social et réglementaire et donc tarifaire (les coûts de production étant plus faibles qu’en France) est par ailleurs maximisé sur un marché comme celui des chips, au sein duquel 40% des volumes sont commercialisés sous marque distributeur (entrée de
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gamme) dans la grande distribution ainsi que dans le hard discount. On retombe ici sur le primat des prix les plus bas pour favoriser la consommation la plus massive.
La grande distribution : pilier et grand bénéficiaire du modèle stato-consumériste
Dans le modèle stato-consumériste, un acteur occupe une place centrale au côté de la puissance publique, il s’agit de la grande distribution. Dans ce modèle centré sur la consommation, les grandes enseignes ont acquis au fil du temps un poids économique majeur, qui fait d’elles des acteurs incontournables de la société contemporaine.
Les enseignes de la grande distribution font ainsi partie des principaux employeurs privés du pays : Intermarché emploie 150.000 salariés (en intégrant ses sites de production agro- alimentaires), Leclerc 133.000, Carrefour 105.000 et Auchan et Système U autour de 70.000 chacun. Soit des chiffres bien supérieurs aux effectifs des grands groupes industriels en France. À titre de comparaison, Airbus compte 49.000 salariés en France, Renault 48.000 et Total environ 30.000. On peut également mettre en regard les effectifs de la grande distribution à ceux de quelques grandes masses de fonctionnaires ou d’agents des services publics : la France compte 282.000 postiers, 150.000 policiers, 41.800 sapeurs-pompiers professionnels.
D’un point de vue économique et financier, en 2019, le groupe Leclerc a enregistré un chiffre d’affaires de 48 milliards d’euros et Carrefour, un CA de 38 milliards, soit des masses financières du même ordre de grandeur que le budget des principaux ministères français : 52 milliards pour l’Éducation Nationale et 37,5 milliards pour les Armées. On le voit, même si d’autres opérateurs sont apparus sur le marché, comme le hard discount ou les plateformes en ligne, même s’il est vrai que les commerçants traditionnels se sont en partie réinventés, notamment dans le cœur des grandes métropoles, la grande distribution continue de bénéficier d’une force de frappe sans égale au plan économique.
Ce poids déterminant acquis par la grande distribution ne s’observe pas qu’au niveau national et macro-économique. Au plan local, le secteur marque également fortement son empreinte sur les paysages et l’aménagement du territoire, l’implantation d’un super ou d’un hypermarché s’étant soldé par le développement d’une zone commerciale en sortie de ville, qui draine les flux de circulation et de consommation. À l’instar des pouvoirs traditionnels (les seigneurs de jadis avec leurs châteaux, le clergé avec ses églises et ses cathédrales, la République avec ses préfectures, ses tribunaux et ses écoles), ce sont les grandes usines – pour beaucoup aujourd’hui fermées, disparues ou reconverties – qui organisaient et structuraient les territoires de la société industrielle. Dans notre société stato-consumériste, c’est la grande distribution qui imprime désormais sa marque sur le territoire.
Dans L’identité de la France, l’historien Fernand Braudel décrivait l’espace français comme étant structuré autour d’un système à trois étages : villages – bourgs – villes. Tout en bas, les villages gravitent autour d’un bourg (correspondant souvent au chef-lieu de canton), caractérisé par la présence d’un marché et parfois d’une foire, ces bourgs et chefs-lieux constituant la strate intermédiaire. À l’étage supérieur, la ville dont la sphère d’influence englobe plusieurs bourgs, ce qui lui permet de rayonner plus largement.
Or en l’espace de quelques décennies seulement, les enseignes de la grande distribution se sont partagé le territoire qui a été transformé en une gigantesque zone de chalandise. Si les Carrefour et Auchan ont prioritairement ciblé les villes, des groupes comme
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Intermarché et Système U ont développé une stratégie de maillage territorial qui leur a permis de descendre jusqu’au niveau des chefs-lieux de cantons et des bourgs d’à peine un millier d’habitants, épousant ainsi la carte séculaire des foires et marchés évoquée par Braudel.
Un « soft power » local
L’influence et la puissance de ce secteur se manifestent urbanistiquement et géographiquement, mais également économiquement et socialement. Dans bon nombre de villes petites moyennes, le propriétaire de la grande surface locale (pour les réseaux franchisés ou coopératifs) est désormais l’une des plus importantes fortunes locales, tout comme au plan national les patrons des grandes enseignes font partie du gotha économique français.
Illustration parmi d’autres du soft power acquis localement par le secteur, les enseignes sont désormais souvent les sponsors des clubs et équipes sportives locales, alors qu’il y a encore une quarantaine d’années, ce rôle était rempli par des entreprises industrielles implantées sur place. Il faut dire que dans ces villes petites et moyennes, où l’industrie a périclité, la grande surface est souvent désormais, avec l’hôpital public, le premier employeur du bassin d’emploi.
L’observation du métabolisme économique d’une ville moyenne française et des flux monétaires et financiers qui l’irriguent, donnent à voir la réalité crue et le fonctionnement concret du modèle stato-consumériste. Dans une ville moyenne type, les principaux flux monétaires entrants sont assurés par la sphère publique qui verse les traitements des nombreux agents publics (fonctionnaires d’État, agents hospitaliers, fonctionnaires territoriaux), les pensions de retraite aux retraités qui représentent une part substantielle de la population, mais aussi les multiples prestations sociales (allocation-chômage, prime pour l’emploi, RSA, APA, allocations familiales…).
Une bonne partie de cette masse financière va ensuite être dépensée dans les zones commerciales de périphérie, 68% des Français déclarant effectuer prioritairement leurs achats dans ces lieux selon une enquête de l’IFOP pour l’ANACT, Villes de France et la Banque des territoires. Or comme le décrit de manière grinçante Michel Houellebecq dans Sérotonine, les grandes enseignes quadrillent de manière méthodique ces zones commerciales de périphérie et sont présentes sur tous les marchés et activités : « Diverses affiches m’avaient informé de l’existence à Coutances d’un centre Leclerc, accompagné d’un Leclerc drive, d’une station-service Leclerc, d’un espace culturel Leclerc et d’une agence de voyages – Leclerc également. Il n’y avait pas d’espace funéraire Leclerc, mais ça semblait être le seul service manquant ».
Une fois qu’elles ont capté, via les achats effectués par les habitants dans leurs magasins une part substantielle des flux financiers circulant dans notre ville moyenne type, ces enseignes de la grande distribution et leurs multiples satellites reversent à l’État de la TVA, qu’elles ont collectées sur les achats effectués dans leurs magasins. Cette TVA représente aujourd’hui la principale ressource de la sphère publique (avec 37,5% des recettes brutes), loin devant l’impôt sur le revenu (17%), l’impôt sur les sociétés (12%) et la TICPE (6%) d’après les chiffres de la DGFIP.
La TVA et la TICPE viendront ainsi alimenter les caisses de l’État, qui pourra de nouveau irriguer via la dépense publique ces territoires, dans lesquels les activités de production
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ne génèrent plus guère de richesses. La boucle est ainsi bouclée. Mais le modèle stato- consumériste n’est pour autant pas à l’équilibre. La puissance publique dépense structurellement beaucoup plus que ses recettes depuis des décennies (d’où le déficit public et l’endettement croissant) et toute une partie des produits écoulés quotidiennement dans les rayons de la grande distribution sont fabriqués à l’étranger (d’où le déficit commercial).
Soutenir la consommation : la politique du chèque et du guichet
La consommation occupe ainsi une place centrale dans notre modèle stato-consumériste. En cumulant la consommation des ménages (56% du PIB) et celle des administrations (23,2%), elle représente aujourd’hui 79,2% du PIB, contre par exemple 71,8% en Allemagne selon l’OCDE. Pour la soutenir coûte que coûte, de nombreuses mesures se sont additionnées les unes aux autres au fil des ans. Cette politique de soutien à la consommation peut être de nature purement keynésienne ou se doubler de motivations visant à atteindre certains objectifs comme davantage de justice sociale, l’accélération de la transition écologique ou bien encore un meilleur accès à la culture pour les jeunes.
Ces initiatives visent souvent à encourager certaines pratiques (recyclage, gestes de prévention…) et prises isolément ont toutes leur légitimité. Mais se succédant les unes aux autres, elles contribuent au fil du temps à profondément ancrer dans les représentations collectives la logique du chèque et du guichet et à installer l’idée qu’en France la puissance publique doit intervenir sur tous les sujets et prendre en charge toutes les demandes.
Hormis cet effet psychologique et culturel très puissant, l’empilement de tous ces dispositifs a abouti à une multiplication des procédures et des modalités pour pouvoir demander puis bénéficier de ces aides, primes et chèques. Année après année, la politique du chèque a fait grossir la tuyauterie administrative qui est devenue une véritable usine à gaz, que des générations d’ingénieurs successifs n’ont cessé d’étendre et de complexifier à tel point qu’aujourd’hui, plus personne ou presque n’en maîtrise le plan d’ensemble et ne sait parfaitement s’y repérer.
Un syndrome parmi d’autres de cette situation réside dans la rituelle évocation du sacro- saint « guichet unique ». Face à la multiplication des canaux d’attribution de différentes aides ou prestations (qui toutes en contrepartie demandent des pièces justificatives ou de remplir des dossiers spécifiques), on se targue régulièrement de mettre en place un guichet unique, qui permettra à l’administré ou à l’entreprise de savoir à qui s’adresser et de centraliser ainsi le traitement de son dossier ou de sa demande.
En mai 2021, était instauré un Pass-culture d’un montant de 300 euros pour tous les jeunes de 18 ans. Ce Pass avait vocation à favoriser l’accès à la culture (via l’achat de livres ou produits culturels) pour les jeunes à l’issue du confinement. Ce dispositif initialement pensé de manière conjoncturelle a été prorogé puis élargi en janvier 2022 en direction des 15-17 ans, puis en septembre 2023 au profit des 11-14 ans. Le montant pour ces nouveaux publics a été abaissé et le dispositif a été complexifié, puisqu’il se décompose entre une part individuelle comprise entre 20 et 30 euros et une part collective qui sera versée par exemple dans le cadre d’une sortie scolaire en groupe, avec à la clé des démarches spécifiques à effectuer.
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Le 1er avril 2022, face à la hausse des prix des carburants, une « remise carburant » de 18 centimes par litre était instituée. À partir du 1er septembre et jusqu’au 15 novembre 2022, son montant passera à 30 centimes par litre, avant de redescendre à 20 centimes par litre en fin d’année 2022. La « remise carburant » se transforma en 2023 en un « chèque carburant » d’un montant de 100 euros par an, mais alors que la « remise carburant » bénéficiait à tous et s’appliquait directement à la pompe, le « chèque carburant » s’adressait uniquement aux premiers déciles de revenus et devait faire l’objet d’une demande spécifique. On estimait son coût annuel à 600 millions en année pleine pour les finances publiques.
Depuis le 15 décembre 2022 et afin d’encourager au réemploi des objets et de lutter contre la surconsommation, une aide à la réparation de certains appareils électro- ménagers a été créée. Un barème très détaillé a été rédigé et l’on imagine sans mal les réunions s’étant tenues dans un ministère pour élaborer ce barème, puis le faire valider par les autorités de tutelle. En lisant ce barème, on apprend que l’on peut bénéficier d’une aide gouvernementale de 15 euros pour faire réparer un four posable, de 20 euros pour un four à micro-ondes, de 25 euros pour un réfrigérateur, un congélateur ou un four encastrable, l’aide atteignant 50 euros pour un lave-vaisselle, un lave-linge ou un sèche- linge. Ces aides ne peuvent être versées que si le propriétaire de l’appareil passe par un réparateur ou un professionnel agréé, l’obtention de l’agrément ayant elle-aussi fait l’objet de démarches et procédures.
En mai 2023, dans le sillage du « plan vélo », une « prime vélo » a été créée (d’abord pour l’achat de vélo à assistance électrique), puis prolongée jusqu’à 2027. Placée sous conditions de ressources, cette prime varie entre 150 euros et 2000 euros selon le type de vélo acheté et le niveau de revenu du – bénéficiaire, avec un barème assez sophistiqué. Ce dispositif gouvernemental est doublonné dans certains départements ou régions par des aides versées par les collectivités locales, qui ont-elles aussi adopté leur propre « plan vélo ».
En novembre 2023, dans la même optique d’encourager les comportements écologiquement vertueux, un autre dispositif était créé : le « bonus de réparation textile ». S’il passe par un artisan labellisé par l’éco-organisme Refashion, le consommateur peut désormais bénéficier d’une ristourne gouvernementale sur sa facture. L’artisan pourra ensuite se faire rembourser par l’État, mais il lui faudra pour cela envoyer une photo de l’objet, le détail des réparations ainsi que la facture détaillée. Là-aussi, un barème très précis fut rédigé par l’administration, barème allant de 7 euros pour la réparation d’un accroc à 25 euros pour le changement d’une doublure complexe.
Les fonctionnaires en charge de ce dossier travaillèrent très méticuleusement, et sans doute après consultation des professionnels du secteur, affinèrent le barème en ce qui concerne le changement d’un zip, le bonus variant dans ce cas de 10 euros pour un zip de moins de 20 centimètres, à 14 euros pour un zip de plus de 20 centimètres. Le décret d’application stipule par ailleurs que les sous-vêtements, le linge de maison tout comme les vêtements en cuir ou en vraie fourrure étaient exclus de ce dispositif…
Bureaucratisation et complexification
Parallèlement à la politique du chèque et du guichet, une autre des caractéristiques du modèle stato-consumériste qui s’est mis en place au cours des dernières décennies
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réside dans l’extension ininterrompue du périmètre de la sphère publique avec en corollaire une bureaucratisation et une complexification réglementaire et administrative de plus en plus paralysante pour la société, comme pour les agents publics.
En 1978, Valéry Giscard d’Estaing évoquait déjà : « la marée blanche de la paperasse qui doit être refoulée. Dans leur gestion, les ministres doivent être guidés par la hantise de la simplicité ». Près de 20 ans tard, en mai 1995, Jacques Chirac, nouvellement élu, déclarait à son tour : « aujourd’hui, l’inflation normative est devenue paralysante ». Il demandait aux parlementaires de simplifier les textes existants et de n’accepter aucun projet de loi qui ne soit désormais accompagné d’une évaluation et donc d’une étude d’impact.
Manifestement, les consignes présidentielles ne furent guère appliquées puisqu’en 2013, François Hollande en appelait à un « choc de simplification ». Le choc de simplification « hollandais » ne s’est pas produit et le premier quinquennat pourtant vendu comme « disruptif » d’Emmanuel Macron n’a pas permis d’endiguer le phénomène, puisqu’en début de l’année 2024, Gabriel Attal, nouveau premier Ministre, se fixait comme objectif de « débureaucratiser la France ».
Le mal n’est donc pas nouveau et le diagnostic a été maintes fois posé. Toutefois, et ceci nous montre une nouvelle fois que nous sommes bien en présence d’un système disposant de sa propre dynamique et ayant une très puissante inertie, en dépit des alternances politiques aucun frein n’a pu être posé à cette ossification bureaucratique et à cette inflation réglementaire. L’augmentation de la taille des différents codes (du travail, de la santé publique, du commerce…) constitue un bon indicateur. Sans même remonter aux années Giscard et en ne prenant que 20 ans de recul, l’inflation réglementaire est spectaculaire.
La thrombose bureaucratique
La sphère publique qui a vu ses effectifs augmenter durant la période, a généré quasi- mécaniquement de la procédure et de la réglementation supplémentaires. Cette inflation intrinsèque a été par ailleurs puissamment alimentée par le vote à jet continu de nouvelles lois, le législateur trouvant dans la rédaction de nouveaux textes une source de légitimité et une illustration de son pouvoir. Les administrations, en retour, ont eu à cœur de faire appliquer ces nouvelles réglementations et ces nouvelles procédures.
Soumis depuis des décennies à ce régime particulier, le corps social est aujourd’hui proche de la thrombose, tant les couches de cholestérol bureaucratique et réglementaire qui se sont sédimentées les unes sur les autres sont en passe de boucher notre système artériel. De tous les milieux socio-professionnels remontent les symptômes d’une overdose bureaucratique. Depuis le passage à la tarification à l’acte au début des années 2000, le reporting et la paperasse ont progressivement envahi la vie du personnel hospitalier.
Dans les commissariats, le poids des procédures, déjà dénoncé dans le film L.627 de Bertrand Tavernier en 1992, n’a cessé depuis de croître, à tel point que des grèves du zèle sont régulièrement organisées pour protester contre cette situation. On estime par exemple qu’une enquête simple, comme dans le cadre d’un vol de voiture, va demander en moyenne entre 18 et 20 actes, ce qui représente entre trois et quatre heures pour rédiger une procédure complète.
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Une institution aussi prestigieuse et stratégique pour l’avenir du pays que le CNRS est également gravement affectée par la thrombose bureaucratique. À la fin de l’année 2023, le mal-être et le mécontentement du personnel se sont exprimés au travers de pétitions et d’actions symboliques à fort retentissement. Le chercheur Pierre Rochette a ainsi renvoyé en signe de dégoût sa médaille d’argent du CNRS et a signé une tribune dans Le Monde dont laquelle il écrivait notamment :
« La gestion du CNRS est envahie par un juridisme qui rend tout acte de plus en plus pesant chaque année. La moindre action hors du laboratoire ou avec des tierces personnes déclenche une avalanche de signatures de conventions et d’arguties juridiques, par exemple sur la propriété intellectuelle.
La viscosité du système est telle que les chercheurs en viennent à renoncer à des contrats ou que des projets n’aboutissent pas pour des raisons de délai d’engagement de crédits, par exemple. Ingénieurs et techniciens aussi sont touchés par l’inflation normative, et sont plus souvent à remplir des formulaires qu’à faire le travail scientifique pour lequel ils ont été embauchés.
La démotivation des acteurs de la recherche a des conséquences bien réelles : les jeunes chercheurs français trouvent ailleurs en Europe ou plus loin, des conditions de travail normales leur permettant d’épanouir leurs talents, ceux qui restent en France se résignent, baissent les bras et voient leur production scientifique ralentir.
Comment expliquer autrement, alors que les moyens alloués à la recherche ne diminuent pas, la chute continue de la productivité scientifique de la France soulignée en 2021 par le HCERES ? La France a été dépassée par l’Inde, l’Italie et la Corée du Sud dans les classements de la part mondiale des publications. Bientôt ce sera le tour de l’Espagne, du Canada et de l’Australie de nous dépasser. Aucun autre pays parmi les vingt meilleurs n’a connu un tel déclassement depuis 2013, à part Taiwan. »
La viscosité – pour reprendre le terme de Pierre Rochette – du modèle stato-consumériste s’observe également dans d’autres milieux que le CNRS. D’après une étude de la délégation des collectivités territoriales du Sénat menée en janvier 2023, 80% des élus locaux jugent que la complexité des normes qu’ils doivent respecter s’est aggravée depuis 2020. Pas moins de 400.000 normes s’imposent à eux. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que 68% indiquent avoir déjà été confrontés des normes contradictoires et que 8 sur 10 déplorent que ces normes et réglementations sans cesse complexifiées aient ralenti ou empêché des projets dans leurs communes.
Car le respect de ces normes en matière de construction de bâtiments ou de fonctionnement des services a également un coût. Le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) a estimé ce montant à 2,5 milliards d’euros pour les collectivités locales pour l’année 2022. Pour dénoncer cette situation, David Lisnard qui préside l’Association des maires de France (AMF) n’hésite pas à parler d’un véritable « harcèlement textuel » que subissent au quotidien les maires. Durant la pandémie de covid, la pression bureaucratique s’est exercée de manière démultipliée et de nombreux maires ont encore en mémoire le manuel de pas moins de 65 pages portant sur la procédure à suivre pour déconfiner les écoles qu’ils avaient reçu du ministère.
Véritable inflation normative
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Au printemps 2023, le Medef à son tour montait au créneau pour dénoncer l’inflation normative, frein majeur à l’activité économique et au développement des entreprises. Le syndicat patronal indiquait que 502 obligations et 3670 pages de réglementations sur les entreprises avaient été produites par la Commission européenne et le Parlement français entre 2017 et 2023, soit en moyenne 7 nouvelles obligations et 51 pages de réglementations tous les mois.
Plus récemment, avant de bloquer certains axes routiers, les agriculteurs en proie eux- aussi à l’inflation réglementaire, retournèrent les panneaux à l’entrée des communes pour signifier qu’« on marchait sur la tête » et qu’il fallait urgemment remettre les choses à l’endroit et retrouver du bon sens. La pression réglementaire pesant sur eux émane à la fois de Bruxelles (PAC oblige) mais également de l’administration française. Alors que le nombre d’exploitants agricoles est passé de 1,2 million en 1982 à 380.000 en 2020, les effectifs du ministère de l’agriculture sont demeurés constants sur la même période avec près de 33.000 fonctionnaires.
La thrombose bureaucratique ne se manifeste pas uniquement par l’inflation normative qui vient ralentir et complexifier la vie de la plupart des secteurs d’activité. Le mode de fonctionnement interne des administrations génère également leur paralysie et débouche régulièrement sur des fiascos retentissants. On mentionnera par exemple l’abandon du logiciel de paye des armées Louvois, usine à gaz d’une complexité effroyable, qui selon la Cour des comptes a coûté 480 millions d’euros, avant d’être purement et simplement abandonné sur décision Jean-Yves Le Drian en 2013. Plusieurs audits avaient diagnostiqué « qu’il ne pouvait pas être réparé ». Commentant sa décision, le ministre expliqua qu’il ne voulait pas « désigner des boucs émissaires » pour le « désastre Louvois, tant le projet a dilué les responsabilités ».
La dilution des responsabilités et la bureaucratisation croissante affectent également le fonctionnement de tous les hôpitaux français. Dans ce paysage en crise profonde (la création des Agences régionales de santé, censées rapprocher la décision de la tutelle du terrain, n’ayant pas manifestement permis d’améliorer substantiellement la situation), l’hôpital de Valenciennes fait figure d’exception.
Ayant adopté un fonctionnement conférant d’importantes délégations aux différents services et impliquant le personnel soignant dans la prise de décision et la mise en place des projets, cet hôpital a considérablement réduit les procédures et augmenté la qualité de vie au travail des agents. Il affiche également un budget légèrement excédentaire (fait très rare dans le secteur).
Le centre hospitalier de Valenciennes ne compte que 5% de personnel non médical contre 33,7% en moyenne dans les hôpitaux français. En dépit de cette expérimentation intéressante et de ces résultats plus que concluants, la solution valenciennoise ne fut pas retenue lors du Ségur de la santé, grand-messe organisée à l’été 2020 pour remettre à plat le fonctionnement de notre système de santé, durement éprouvé par la pandémie de covid.
Emmanuel Macron face au carcan bureaucratique : la stratégie du contournement
Conscient de la lourdeur du système bureaucratico-administratif français et de la somme d’énergie à déployer pour le transformer, Emmanuel Macron a, à plusieurs reprises, choisi
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de le contourner et de recourir à des procédures dérogatoires au droit commun pour faire avancer plus rapidement ses projets.
Ce fut le cas notamment en avril 2019 à la suite de l’incendie de Notre-Dame de Paris, que le président s’est solennellement engagé à reconstruire en cinq ans. Dix jours après la catastrophe, le conseil des ministres examinait ainsi un projet de loi spécialement dédié à Notre-Dame de Paris, texte devant « donner la possibilité au gouvernement de prendre par ordonnances les mesures d’aménagement ou de dérogation nécessaire pour faciliter la réalisation des travaux. » Concrètement, cette loi permettait de déroger à des obligations en matière de marchés publics et des réglementations en matière de protection du patrimoine.
On retrouva la même philosophie – et le même constat en creux de la lourdeur des procédures réglementaires et administratives françaises – lors de la mise en place du dispositif des sites industriels « clé en main » dans le cadre du plan France Relance adopté à la suite de la crise du covid en 2020. Désireux de « favoriser et d’accélérer l’implantation des entreprises industrielles et logistiques » à la sortie de la pandémie, les pouvoirs publics sélectionnèrent 127 sites pour lesquels les procédures administratives concernant l’urbanisme, l’archéologie préventive et les études environnementales (notamment faunistique et floristique) – étapes et démarches obligatoires pour tout projet de construction ou d’implantation – furent effectuées préalablement. Ce traitement, que l’on pourrait qualifier de « préventif », que l’administration déployait sur ces sites identifiés, avait pour but que les retards précoces systématiquement générés par l’application de la réglementation en vigueur, lors du lancement de chantiers de ce type, soient évités.
Le gouvernement sommait ainsi ses propres administrations d’adopter un régime spécifique pour ces sites pour les prémunir des dérives et des lourdeurs procédurales qu’ils allaient immanquablement rencontrer si le droit normal était appliqué… Toutes choses étant égales par ailleurs, on peut ainsi comparer ces sites industriels « clé en main » du plan de relance macroniste aux Zones Économiques Spéciales, que Deng Xiaoping avait instaurées en 1979. Lucide quant au fait que les pesanteurs du modèle communiste empêcheraient tout développement économique rapide et que le carcan bureaucratique était très difficile à attaquer de front, le dirigeant chinois créa les fameuses ZES, territoires qui bénéficièrent d’avantages administratifs et fiscaux et qui constituèrent ensuite le fer de lance du miracle chinois.
Des mesures dérogatoires
Dans la veine des sites industriels « clé en main », le gouvernement lança en novembre 2023, le programme ETIncelles, dispositif visant à accompagner 500 PME dans leur développement pour qu’elles deviennent des ETI (Entreprise de Taille Intermédiaires). Selon les services d’Elisabeth Borne, alors première ministre, « le programme ETIncelles entend lever les éventuels freins administratifs bridant des petites et moyennes entreprises prometteuses pour qu’elles deviennent des entreprises de taille intermédiaire ».
Une fois encore, les autorités étatiques reconnaissaient de leur propre aveu les freins et lourdeurs engendrés par la réglementation et les administrations. À cette fin, le programme ETIncelles offre un suivi individualisé assuré par un interlocuteur unique pour
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« fluidifier au maximum les relations des entreprises du programme avec l’ensemble des services de l’État ».
Si ce dispositif reconnaît donc en creux le poids du carcan bureaucratique et ses effets asphyxiants, ou à tout le moins inhibants, pour les entreprises, il ne s’agit pas une nouvelle fois de tenter une réforme ou une simplification générale du système (manifestement jugée impraticable), mais d’adopter des mesures dérogatoires pour permettre à quelques pépites prometteuses de contourner les obstacles.
On reconnaît ici le pragmatisme macroniste, mais aussi l’aveu d’une impuissance à réformer l’appareil d’État et à débureaucratiser la société. Les multiples couches réglementaires et procédurales sédimentées depuis plusieurs décennies constituent aujourd’hui une chape de béton armé tellement solide, que le marteau-piqueur macroniste, pourtant présenté comme « disruptif », ne parvient pas attaquer.
Dernier exemple en date, en janvier 2024, le tout-nouveau premier Ministre, Gabriel Attal, a évoqué un « choc d’offres » en matière de construction de logements. Pour tenter de relancer un secteur économique en berne, le nouveau locataire de Matignon a ainsi désigné « 20 territoires engagés pour le logement », sur lesquels seront construits de manière accélérée 30.000 logements. On retrouve une nouvelle fois la logique dérogatoire et de contournement du cadre réglementaire en vigueur dans l’optique de parvenir à des résultats assez rapidement.
Dans la présentation de son projet, Gabriel Attal reprenait ainsi la méthode énoncée par Emmanuel Macron à propos de la construction du village olympique s’inscrivant dans la même philosophie : « Il faut réduire les délais, il faut contraindre les procédures. Il faut éviter les recours multiples à tous les étages ».
Un énième « choc de simplification» ?
Le gouvernement semble avoir pris conscience de l’ampleur de la thrombose bureaucratique et administrative qui étouffe le pays. Selon Bruno Le Maire, l’accomplissement des tâches et procédures administratives par les différents acteurs économiques représenterait l’équivalent de près de 3% du PIB chaque année.
Pour alléger ce fardeau, le ministre de l’économie vient de dévoiler des mesures de « débureaucratisation » dont par exemple la suppression des… 1800 formulaires administratifs Cerfa d’ici à 2030, ou bien encore une « revue complète » sur trois ans des 2500 autorisations administratives que compterait le pays. Gageons que ce projet de loi de 26 articles et de plusieurs dizaines de pages ne soit pas une énième version du « choc de simplification » maintes fois promis par les différents locataires de Bercy.
De la même manière, différentes mesures relevant d’une « politique de l’offre » ont produit certains effets au cours de dernières années. 120.000 postes ont ainsi été créés dans le secteur industriel depuis 2017 et plusieurs dizaines d’usines ont ouvert leurs portes durant cette période. Mais le prix de l’électricité qui a longtemps constitué un avantage compétitif important pour l’hexagone a beaucoup augmenté depuis la crise énergétique, ce qui pourrait freiner cette dynamique.
Et si la France est bien devenue le pays européen le plus attractif pour les investisseurs étrangers, il faudrait pouvoir quantifier la part des investissements étrangers consacrés à la création d’activités nouvelles sur notre territoire et celle dévolue à l’achat d’actifs
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français, ces flux financiers amplifiant la détention croissante de l’économie nationale par des investisseurs étrangers.
La poursuite de ce processus, tout comme le maintien à des niveaux très élevés de notre déficit budgétaire et du déséquilibre notre balance commerciale illustrent l’impasse dans laquelle le choix du modèle stato-consumériste a conduit le pays.