4 janvier 2018
[Peregrinus] La liturgie en Révolution (3) : L’égalité contre la liturgie
SOURCE – Peregrinus – Le Forum Catholique – 4 janvier 2018
première partie – seconde partie
Comme on l’a vu, l’installation de l’Eglise constitutionnelle au printemps 1791 n’entraîne pas la publication de nouveaux livres liturgiques. Dans l’ensemble, les évêques intrus, de même que la plus grande part de leur clergé paroissial, semblent s’être montrés d’abord soucieux d’observer les rites en vigueur avant le schisme. Il n’en va pas de même cependant de certains prêtres patriotes, animés du désir de faire passer dans les cérémonies du culte le nouvel esprit révolutionnaire, qu’ils identifient à un retour à la pureté de l’Eglise primitive. Leurs efforts se portent en premier lieu contre les marques liturgiques de la puissance épiscopale.
En effet, au XVIIIe siècle, la résistance des prêtres appelants et les difficultés économiques d’une partie du bas clergé (1) favorisent l’essor d’un mouvement de contestation du « despotisme épiscopal ». Le canoniste jansénisant Maultrot plaide ainsi, à la fin de l’Ancien Régime, pour un gouvernement de charité et de raison, où l’ « envie de dominer » des évêques est régulée par le rôle des chapitres cathédraux et surtout des synodes diocésains (2). La Constitution civile du clergé semble faire une place à ces revendications en entourant l’évêque d’un conseil de vicaires épiscopaux sans la délibération duquel il ne peut poser aucun acte de juridiction (titre I, article 14).
Cette réforme suscite beaucoup d’espoir chez certains prêtres patriotes. Ainsi l’abbé Jean-François Nusse, curé dans le diocèse de Soissons, puis vicaire épiscopal de Grégoire (1750-1831), évêque intrus du Loir-et-Cher, attend-il de la nouvelle organisation ecclésiastique une « régénération de l’épiscopat ». Conformément au nouvel esprit, évêque doit cesser d’être un seigneur ; les signes monarchiques de son autorité spirituelle doivent donc disparaître de la liturgie. Il s’agit pour l’abbé Nusse d’effacer toute différence extérieure entre l’évêque et le prêtre :
Depuis long-tems, les évêques ne faisoient plus rien comme les autres prêtres. Autre mode de saluer le peuple, pax vobis. Autre mode de le bénir ; et qu’est donc le ministre bénissant les fidèles, si ce n’est un prêtre, puisant à l’autel où il célèbre, comme à sa source, les bénédictions qu’il répand sur la multitude chrétienne (3) ?
L’abbé Jean-François Nusse se prononce également pour la suppression des ornements pontificaux ; quant aux encensements, ils doivent être réservés à Dieu seul ; ni le prêtre, ni l’évêque ne doit les recevoir.
Si l’écrit de Nusse, publié dans les premiers temps de l’Eglise constitutionnelle, témoigne d’un certain optimisme, les espérances des tenants du gouvernement collégial de l’Eglise par les membres du conseil épiscopal sont rapidement déçues : les prélats constitutionnels, soutenus par le Comité ecclésiastique de l’Assemblée Nationale, récusent pour la plupart toute lecture presbytérienne de la Constitution civile, dont ils donnent une interprétation restrictive et épiscopaliste, et se montrent généralement attachés à leur autorité et à ses symboles (4). C’est donc avec beaucoup d’amertume qu’en 1792 l’abbé Jean Tolin, ancien religieux prémontré et vicaire épiscopal du Loir-et-Cher, reprend les arguments de son collègue Nusse. En continuant à célébrer pontificalement, les évêques perpétuent dans l’Eglise l’Ancien Régime aboli partout ailleurs, alors même qu’il n’est pas de « doctrine plus démocrate » que celle de l’Evangile (5).
Pour Tolin, l’avarice des prêtres a engendré une « dévotion grossière » qui a « changé la face de l’Eglise, défiguré son culte (6) ». Le vicaire épiscopal déplore que le clergé constitutionnel lui-même justifie cette situation par l’usage et « par des ménagemens pour le Peuple qu’on craint de scandaliser (7) », ce qui indique clairement qu’il n’entend pas s’arrêter à de telles considérations. « Concluant de la pompe judaïque à la nécessité de la pompe chrétienne, on a mêlé ces deux religions en mêlant leurs cérémonies et leur caractère », n’hésite pas à écrire l’ancien prémontré (8). A ses yeux, les marques liturgiques de respect des évêques sont des « niaiseries », et les messes pontificales, « cérémonies opposées à la doctrine de J. C. », un abus (9). Tolin revendique enfin le droit pour les curés de porter l’étole en toutes circonstances, même en présence de l’évêque (10).
Malgré leur violence, les attaques de Tolin n’auraient probablement pas obtenu seules la destruction des signes extérieurs de la domination du premier ordre hiérarchique : ainsi Nusse et Tolin sont-ils désavoués par les autres membres du conseil épiscopal du Loir-et-Cher (11). Cependant, il faut noter que le remuant vicaire épiscopal s’attire la sympathie de patriotes qui désormais ne cachent plus la distance qu’ils ont prise vis-à-vis de la religion catholique (12).
C’est en effet de l’univers laïc des administrateurs et des clubs que viennent, après la proclamation de la République, des attaques plus dangereuses. On se contentera d’en donner ici un exemple particulièrement éloquent, l’arrêté pris par le département de l’Aisne contre l’évêque intrus Claude Marolles (1753-1794) :
Vu la délibération du Conseil général de la commune de Soissons du 5 de ce mois [janvier 1793] qui instruit que, contre tous les principes révolutionnaires dont les bons citoyens doivent être animés, l’on voit encore dans l’église-cathédrale le citoyen Marolles, évêque [constitutionnel] du département, se faire présenter un fauteuil de distinction, des carreaux, des tapis en velours, des salutations particulières et distinguées, des agenouillements pendant le service divin, anneau à baiser et autres signes caractéristiques de domination, de vanité et d’orgueil dont était entaché le ci-devant Clergé dans l’ancien régime, qu’il est important de supprimer, et dont le souvenir seul fait honte à notre régénération actuelle ; que ces hochets chimériques de vanité et d’ostentation ne devraient plus reparaître sous le règne de la Liberté et de l’Egalité ; que tous les lieux où il se fait des rassemblements sont soumis à l’inspection immédiate de la municipalité qui est tenue de surveiller à ce qu’il ne s’y passe rien de contraire au nouvel ordre des choses ; que la couleur violette est la pourpre romaine, celle des Césars ; que la croix pectorale est une décoration ; que les anciens évêques la portaient comme telle ; que la crosse et la mitre, ainsi que les glands, sont des signes de féodalité, puisqu’ils faisaient partie des supports que les évêques de l’ancien régime utilisaient dans leurs armoiries ; considérant enfin que toutes les distinctions doivent s’écrouler devant la statue de la Liberté et le niveau de l’Egalité ; arrête qu’à compter d’aujourd’hui tous les signes et attributs des ci-devant prélats et évêques qui retracent aux yeux des citoyens cet esprit d’orgueil et d’ambition qui les dominait jusque dans les lieux saints, où ils devaient au contraire montrer le plus d’humilité, ainsi que tout ce qui peut avoir rapport à l’ancien régime, est et demeure entièrement supprimé dans l’enceinte de la commune de Soissons, ainsi que le trône qui se trouve dans ladite église-cathédrale, et tous les autres objets ci-dessus spécifiés ; que toutes distinctions généralement quelconques demeurent anéanties sous le règne de la Liberté (13).
Si à cette date – plusieurs mois encore avant l’explosion déchristianisatrice de l’automne 1793 – les administrateurs du département n’affichent pas encore leur hostilité au christianisme lui-même, il est alors clair que les cérémonies du culte catholique telles qu’elles étaient célébrées sous l’Ancien Régime, ou même dans les premiers temps de la Constitution civile du clergé, sont désormais considérées comme incompatibles avec le nouvel ordre des choses, qui ne peut laisser subsister une liturgie au caractère essentiellement hiérarchique.
(A suivre)
Peregrinus
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(1) Sur la convergence d’un courant jansénisant passé au richérisme et du mouvement des curés syndicalistes, voir Edmond Préclin, Les Jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du Clergé. Le développement du richérisme. Sa propagation dans le Bas Clergé (1713-1791), Librairie Universitaire J. Gamber, Paris, 1928, p. 458-460.
(2) Voir par exemple Gabriel-Nicolas Maultrot, Les Droits du second ordre, défendus contre les Apologistes de la domination Episcopale, ou Réfutation d’une consultation sur l’autorité législative des Evêques dans leurs Diocèses, publiée en 1775 en faveur de M. de Condorcet, Evêque de Lisieux, contre les Curés de son Diocèse, s. n. s. l., 1779, p. 116.
(3) Lettre de Jean-François Nusse, curé-maire de Chavignon, à un Curé qui a prêté serment, sur ce que que nous attendons de la régénération de l’Episcopat, Lue à l’Assemblée Fédérative des Amis de la Vérité, Imprimerie du Cercle Social, Paris, 1791, p. 6-7.
(4) Voir Pierre de La Gorce, « Un chapitre de l’histoire religieuse pendant la Révolution. Le clergé constitutionnel », Revue des Deux Mondes, t. XXXVII, 1917, p. 591.
(5) Jean Tolin Grande réforme à faire dans le clergé constitutionnel, Imprimerie du Postillon, Paris, 1792, p. 38-39.
(6) Ibid., p. 8.
(7) Ibid., p. 4.
(8) Ibid., p. 19.
(9) Ibid., p. 12-13.
(10) Ibid., p. 24.
(11) Voir Augustin Gazier, Etudes d’histoire de la Révolution française, Armand Colin, Paris, 1887, p. 88-89.
(12) Voir par exemple Révolutions de Paris dédiées à la Nation, publiées par Prudhomme, vol. XI, Paris, 1791, p. 591-593.
(13) Cité par Edouard Fleury, Le clergé du département de l’Aisne pendant la Révolution. Etudes révolutionnaires, t. II, Dumoulin, Paris, 1853, p. 25-26.
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