Jean-Yves Pons. A propos d’un jugement de Dieu au XII éme siècle (2/2)

Un Jugement de Dieu au XIIème siècle (deuxième partie).

       Voici, comme promis, la traduction en langue vernaculaire de la charte de 1179, promulguée par le vicomte Raymond II de Turenne et autorisant le duel judiciaire entre les protagonistes de la famille de Saint-Céré ainsi que nous le présentions ici :https://charte-fontevrault-providentialisme.fr/index.php/2023/02/22/jean-yves-pons-a-propos-dun-jugement-de-dieu-au-xii-eme-siecle-1-2/

         Nous l’accompagnerons, chemin faisant, de quelques commentaires sur les circonstances territoriales de ce duel et les coutumes du temps en la matière. 

      Que tous présents et à venir sachent qu’au sujet de la seigneurie que le comte Guillaume d’Auvergne (Guillaume VII -appelé Guillaume VIII par certains-) avait donnée au vicomte Raymond (Raymond II, fils posthume de Boson de Turenne et d’Eustorgue d’Anduze) à Saint-Céré, Rigal (Rigaud) de Saint-Céré et Hugues sont venus devant le vicomte Raymond comme devant leur seigneur – ils en sont les hommes liges par le don que le comte d’Auvergne avait fait au vicomte de Turenne de toute la seigneurie qu’il avait en leur château : en effet, tous les autres seigneurs de la ville avaient fait au vicomte, sur commandement du comte, les allégeances dues au comte (1).

      Rigal et Hugues ont accusé Aimeric de Saint-Céré de meurtre envers son parent Astorg de Saint-Céré, frère d’Ugo, cousin de Rigal et de Bertrand de Saint Céré, tué le premier lundi de Carême après la messe, alors qu’il était en train d’adorer la croix de Notre Seigneur que l’hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem avait rapportée jusqu’ici (2) mais aussi de crime envers Aymeric son père, auprès de qui il était ce même jour, et envers Bernairet et Bertrand Garner (ces deux personnages nous demeurent inconnus) ainsi que l’attaque du château qu’il leur a enlevé le jour même par la force.

      Aimeric de Saint-Céré répondit à cette accusation, et dit que ce n’était pas une trahison, mais une mauvaise action envers toutes ces personnes, qu’il avait défiées dans le château et en dehors ; ceux qui accusaient Aimeric nièrent avoir été défiés à l’intérieur du château. Après que les deux parties eurent exposé cela et bien d’autres choses encore, la cour du vicomte fit savoir qu’Aimeric devait se défendre en duel, duel que le traître ne pouvait mener que contre un chevalier qui serait son égal en richesse et en grandeur. Aimeric consentit au jugement et dit qu’il se défendrait volontiers et selon la forme que la cour de son seigneur avait dite. Le jugement ayant été accepté par les deux parties, le vicomte fit connaître la date à laquelle se ferait le duel, à Beaulieu, et cette date était le premier mardi suivant l’octave de la Saint-Hilaire (soit le mardi 23 janvier 1179, la Saint-Hilaire tombant le samedi 13 janvier 1179).

      Quand ce jour fut arrivé, le vicomte vint à Beaulieu, et avec lui Aymar V, vicomte de Limoges, Archambaud V, vicomte de Comborn et son fils Elias (Elie), Elias (Elie), vicomte de Gimel et Talleyrand, le seigneur de Lastours, Jourdain VII de Chabanais, Raoul de Castelnau, Fortanier et Giraud de Gourdon ainsi que bien d’autres barons (3)

     Ce jour-là les deux parties, celle de Rigal de Saint-Céré et d’Hugues d’une part, celle d’Aimeric d’autre part, se rendirent à Beaulieu devant leur seigneur le vicomte. Rigal de Saint-Céré et Hugues vinrent avec leur conseil et présentèrent une grande assemblée de chevaliers à leur seigneur le vicomte. Parmi ces chevaliers, on dut admettre qu’aucun n’était l’égal d’Aimeric, donc apte à se battre contre lui selon le verdict rendu par la cour du vicomte. Finalement, le vicomte trouva un membre de la famille du seigneur de Fontanges qu’il jugea digne d’Aimeric. Il le désigna comme adversaire égal pour sire Aimeric afin de mettre à l’épreuve ce forfait dans le combat qui serait poursuivi jusqu’à être jeté à terre. 

      Le duel fut fait ce jour-là en la ville de Beaulieu, et tous ceux qui le virent purent constater qu’Aimeric fut vaincu et tué.

Après la mort d’Aimeric, Rigal de Saint-Céré et Hugues vinrent devant leur seigneur le vicomte, et demandèrent qu’on leur rembourse les frais liés au duel et qu’on leur rende la terre et le pouvoir qu’Aimeric avait dans le château de Saint-Céré et en dehors. À ces paroles, le vicomte répondit et dit que les dépenses leur seraient remboursées comme il se devait, mais que pour tout ce qui était dans le château et en dehors de ce dernier, il le gardait pour lui-même et n’avait rien à leur rendre, car la confiscation des biens d’un traître revenait au seigneur dont le traître était l’homme-lige.

     Après cette réponse du vicomte, Rigal de Saint-Céré et Hugues délibérèrent avec des hommes sages et avec l’ensemble de leurs conseillers et admirent que le vicomte leur disait vrai, et que la terre et les biens d’Aimeric, tout ce qu’il avait dans le château et au dehors, était à leur seigneur et vicomte en raison du crime qu’Aimeric avait commis. Et puisqu’en toute droiture on ne pouvait rien demander ni requérir de ce que Aimeric possédait au jour du crime, Rigal de Saint-Céré et Hugues, et tous les autres indivisaires du château, Giraud de Saint-Céré, Guillaume et Raoul de Burbujo (famille qui nous est inconnue),Pierre Astorg, le fils de Gilbert de Marcenac, cédèrent, donnèrent et octroyèrent ces biens en paix et pour toujours à leur seigneur vicomte ainsi qu’à son lignage. De plus, Bernard de Saint-Céré le Gros, qui était indivisaire et oncle d’Aimeric le vaincu, donna et octroya et céda en paix au vicomte le droit et la partie qu’il avait alors et qui ne pourrait plus lui advenir pour ce qui appartenait à son neveu Aimeric. Son fils (le fils de Bernard le Gros) fit la même chose (mot à mot : et le même don, octroi et cession en paix qu’avait fait Bernard le Gros des biens d’Aimeric au vicomte fut fait par son fils… en paix).

      Tout ceci a été fait l’année de l’incarnation du Seigneur 1178 (en réalité janvier 1179 si l’on se réfère à la Saint-Hilaire), sous le règne du pape Alexandre (III), de Louis (VII) roi des Francs, d’Henri (II) roi des Anglais, de Raymond (VII) comte de Toulouse, et de Géraud évêque de Cahors, le siège de Limoges étant vacant (4).

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(1) Saint-Céré est une petite ville du Lot (Quercy) dont le château se trouvait en réalité sur la motte surplombant la vallée, sur le village actuel de Saint-Laurent-les-Tours. Plusieurs membres de la famille de Saint-Céré, aux origine incertaines, en furent co-propriétaires. On appelait ces indivis des parçonniers et ils semblent avoir été au nombre de sept. Leurs armes ne sont connus par aucun sceau ni dans aucun armorial de la région, à notre connaissance. Mais il se peut que les sept croissants d’or qui figurent sur le blason de la ville de Saint-Céré et qui accompagnent une tour d’argent en soient le lointain souvenir héraldique. D’autant que la coutume prétend que ce blason fut concédé par le vicomte de Turenne (Raymond V) avec une charte consulaire, en 1292.

Le Maître tapissier Jean Lurçat en fut l’acquéreur en 1945 et y vécut jusqu’à sa mort, en 1962 (nombre de ses oeuvres honorent actuellement la Cité de la Tapisserie d’Aubusson – Creuse – dont nous parlions ici : https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2016/12/20/bulletin-climatique-quotidien-20-decembre-2016-de-la-republique-francaise/).

(2) La tradition veut qu’un morceau de la Vraie Croix du Christ ait été ramené de Palestine jusqu’en Quercy par des chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem et qu’elle ait séjourné dans des églises ou des commanderies de la région.

(3) Vous observerez que les vicomtes de Limoges et de Comborn cités sont tous des cousins du vicomte de Turenne puisqu’ils descendent tous d’Eble Ier, vicomte de Comborn et de Turenne, fils du fameux Archambaud Ier “Jambe pourrie” et de son épouse, Sulpicia de Turenne. D’autre part, ces liens étaient renforcés par les mariages de tous ces personnages avec des femmes issues des même lignées. Une observation pourtant est importante : aucun membre de la famille des vicomtes de Ventadour n’y figure (bien que cousins dans les mêmes conditions), signifiant manifestement déjà que l’entente n’était pas parfaite au sein de l’ensemble des membres de ces quatre principales vicomtés du Limousin, ainsi que la suite de l’histoire le montrera. D’ailleurs, la présence  à ce duel de Beaulieu du vicomte Elias de Gimel (branche cadette assez discrète des vicomte d’Aubusson – https://books.openedition.org/pumi/11055?lang=fr –), en conflit avec les Ventadour et recherchant la protection du puissant vicomte de Turenne (tout en portant aussi les armes du comte de la Marche, Hugues de Lusignan), pourrait en être une autre démonstration.

      Rappelons enfin la présence, citée dans la charte, du comte Hélias VI de Périgord, surnommé déjà Talleyrand, un beau-frère de Raymond de Turenne (par sa soeur Marguerite), d’un autre de ses beaux-frères (du côté de son épouse) Raoul de Castelnau , de ses deux frères utérins (enfants du remariage de sa mère Eustorgia) Fortanier et Géraud de Gourdon, ainsi que les seigneurs Olivier de Lastours (un des héros de la bataille de Malemort contre Henri II d’Angleterrehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Malemort -) et Jourdain de Chabanais (de la maison de Matha).

(   4) Après la mort de son prédécesseur en octobre 1177, l’élection du nouvel évêque, Sebrant Chabot (de l’illustre maison poitevine) fut refusée par le roi d’Angleterre Henri II, duc d’Aquitaine. L’évêque de Limoges ne put entrer en fonction que fin 1179 après l’intervention vigoureuse du pape Alexandre III et du roi Louis VII.

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      En conclusion, nous voudrions insister sur deux points cruciaux. Le premier étant l’importance des liens inter-familiaux à cette époque où, à peu de chose près… les féodaux se révèlent être presque tous cousins à divers degrés; c’est la force mais aussi le poids de la PARENTÈLE. A celle-ci s’ajoute d’autres liens qui resserrent et complètent celle-ci, issus de l’institution féodale et de nature pyramidale, reconstituant ce que l’on connaissait déjà dans l’antiquité, la CLIENTÈLE. Le second est la rudesse des moeurs entre tous les acteurs de ce monde médiéval où l’on voit que le suzerain a des droits indiscutables (sinon par la force) sur les personnes comme les biens de ses vassaux. Et que la plupart s’y plie. Ajoutons-y les règles imposées par l’Eglise et le tableau sera presque complet. C’est le jugement de Dieu…

      Rêvons enfin : en 1179, nous étions au début des premières manifestations de l’héraldique et plusieurs (sinon tous) les protagonistes de ce duel judiciaire y participèrent peut-être munis de leurs écus ou de leurs oriflammes armoriés. Au point que nous pourrions dresser un petit armorial de cet évènement judiciaire ! Mais qui cela intéresserait-il encore ?

Pour le CER et la Charte de Fontevrault, Jean-Yves Pons, CJA.

4 thoughts on “Jean-Yves Pons. A propos d’un jugement de Dieu au XII éme siècle (2/2)

  1. Conseil dans l'Espérance du Roi

    Précisons qu’il ne faut pas confondre Géraud (IV) Hector, évêque de Cahors lors du duel judiciaire (et qui se distingua par ses prêches contre les hérétiques en 1178), avec son prédécesseur, Géraud III de Cardaillac qui partit en croisade aux côtés du comte de Toulouse, Bertrand (fils de Raymond IV dit de Saint-Gilles). Ce Géraud de Cardaillac fut de retour en 1113 en rapportant la relique connue sous le nom de Sainte Coiffe et qui se trouve encore à Cahors.

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  2. Pingback: Bref armorial de la Charte limousine de 1179 sur un duel judiciaire. - Charte de Fontevrault et Royalisme providentialiste

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