Les Lys de France par Léon Bloy (1846-1917) .

Le jour de la Passion du Fils de Dieu, celui qui devait être saint Denys, se trouvant à Héliopolis (Egypte) , vit cette éclipse, qui ne s’était jamais vue, du soleil au temps de la pleine lune, le premier Vendredi Saint. – Que signifie ce prodige ? demanda-t-il à son ami Apollophane. – C’est un signe, répondit celui-ci, qu’il se fait, à cette heure, un changement dans les choses divines. – Ou le Dieu de la nature souffre, conclut l’Aréopagite, ou toute la machine du monde va se détruire et retourner à son ancien chaos !

Dieu me préserve de tout rapprochement sacrilège, mais je sais, – et peut-être suis-je le dernier à le savoir – que c’est surtout pour la France que Jésus a sué le sang et qu’il a « englouti la mort », suivant l’expression formidable de saint Pierre ; parce que la France est la Fille aînée de son Eglise, parce qu’elle est la nation aux mamelles de qui sont pendues les autres nations, la seule dont il ait besoin, la seule capable de l’outrager ou de le glorifier comme il lui convient de l’être, la Madeleine et la Véronique tout ensemble, enfin la préférée, la bien-aimée, la non-pareille dont il souffre tout, dont il attend tout, et qu’il a tellement pénétrée de lui qu’elle ne peut pas faire un geste sans trahir un dessein divin.

L’Histoire de France est quelque chose comme le Nouveau Testament continué, comme une parabole immense, omise par les quatre Evangélistes qui auraient à peine osé y faire allusion. Les mots gallus et gallina, extrêmement rares dans l’Ecriture, ne prennent un sens qu’à l’heure terrible où tout va être consommé.

« Considerate lilia agri »… Voyez comme ils croissent les lys du champ… Le Maître ne s’explique pas davantage. Il les exhale dans la Vision substantielle, ces mots étrangers, ces mots créateurs. Il sait qu’il ne faudra pas moins d’une demi-douzaine de siècles pour que ces lys croissent, en effet, sur l’emblématique champ d’azur, et le nom de Salomon, qu’il prononce aussitôt après avoir nommé l’herbe mystérieuse, n’évoque-t-il pas immédiatement tout le Cantique : « Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui ; mon bien-aimé est celui qui paît au milieu des lys, jusqu’à ce que le jour naisse et que se dissipent les ombres » ?

Un peu plus tard, il faut qu’il souffre, ce Bien-Aimé, et alors il ne sera plus seulement parmi les lys, mais le Lys même « entre les épines », le Lys en croix sur un autre champ d’azur, avec ses deux Bras tendus en haut ; son Corps tout rigide et son effrayante Tête qui meurt…

La France est le secret de Jésus, le secret profond qu’il ne communiqua point à ses disciples et qu’il voulut que les peuples devinassent. « Adhuc multa habeo vobis dicere : sed non potestis portare modo ».

Pourtant, un jour, la veille même de sa mort, dans l’ivresse du premier Banquet eucharistique, il ne put se contenir tout à fait et il fallut qu’il en laissât voir quelque chose. « Antequam gallus cantet ». Prends garde au Coq, Pierre, tu ne pourras pas me renier sans que le Coq chante et ne te confonde. Prends garde au Coq et prends garde à toi, mon Pasteur, dans tous les siècles des siècles !…

Si on se rappelle que la Parole sainte est toujours en similitudes et en figures, que penser d’une réprimande consignée avec tant de soin par les quatre Evangélistes, et qui oserait se pencher sur cet abîme ?

Ah ! que la France est désignée ! La France des Lys, la France du Coq, la France du bon Pain et du bon Vin, de la belle humeur et des chansons ; la France des Croisades, la France par qui le monde fut conquis et reconquis dans l’espace d’un millénaire ; la France qui s’est soûlée de son propre sang, lorsque le Sang du Christ lui a manqué et qui est devenue, instantanément, la Gorgone de l’univers ; la France, pour tout dire, que la Souveraine des cieux en personne voulut visiter jusqu’à trois fois en un demi-siècle, aux heures de tribulation excessive, se souvenant que cette image de son Royaume lui fut autrefois confiée…

En présence de tels objets, toutes les comparaisons défaillent. Je me souviens, cependant, qu’il est écrit que « nous ne pouvons rien voir, quant à présent, sinon d’une manière énigmatique, par le moyen d’un miroir ». D’après le Texte sacré, nous sommes littéralement des contemplateurs d’énigmes dans un miroir. Comment expliquer la France d’une autre manière ?

N’est-elle pas elle-même ce miroir ardent par qui tous les habitants du globe reçoivent, comme ils peuvent, dans leurs yeux brûlés de ses flammes, l’éblouissement surnaturel de la Face de Jésus-Christ ? C’est par ce miroir seulement que les « gestes de Dieu » sont manifestés. Quand il s’obscurcit, le reflet s’obscurcit de même, et toutes les fois qu’il est tombé dans la boue, on a cru voir cette boue jaillir jusqu’au fond des cieux.

La monarchie était son support unique, nécessaire, indiscutable ; la Monarchie en forme de Lys d’où procédaient toutes les monarchies et qui ne ressemblait à aucune autre. Lorsque s’éteignit le dernier titulaire de la succession Capétienne, il est donc tout à fait raisonnable de penser qu’il y eut dans les choses divines quelque changement incompréhensible, analogue à celui qu’avait entrevu l’Aréopagite, et annonciateur de calamités sans nom.

La France, néanmoins, a survécu à Louis XVII, mais on sait comment, et dans quel cloaque de charognes est descendu le glorieux miroir où la Splendeur incréée prenait ses délices. Il ne lui reste plus même de quoi refléter les pourceaux abominables qui s’y complaisent depuis cinquante ans, pour ne rien dire des hippopotames ou des tapirs qui ont précédé. Si un prophète venait dire au monde ce que la France est devenue, en réalité, dans ces derniers temps, le monde ferait connaissance avec les affres de l’horreur, et l’épouvante universelle irait au delà de ce qui peut être conçu. On saurait alors ce qui s’est perdu et on comprendrait que les Temps sont proches.

L’essence française, malgré tout, est une chose tellement à part ; tellement réservée qu’on ne trouve à lui comparer que l’essence juive. L’estampille de l’une et de l’autre Race paraît être la Nécessité divine, l’ineffaçable et irréfragable Décret qui les associe pour jamais aux vicissitudes providentielles. Celle-ci crucifie son Dieu parce qu’il est le fils de ses Rois, celle-là fait mourir le fils de ses rois, parce qu’il est la plus claire image du Fils de son Dieu, et le dénouement du drame de l’Homme est à leur merci. Mais ce dénouement est inconnu, et voilà pourquoi les Larmes de la Salette ont coulé.

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