Une réflexion sur “Les fleurs symboliques par René Guénon”

 Article paru dans « Études Traditionnelles » d’avril 1936

   L’usage des fleurs dans le symbolisme est, comme on le sait, très répandu et se retrouve dans la plupart des traditions ; il est aussi très complexe, et notre intention ne peut être ici que d’en indiquer quelques-unes des significations les plus générales. Il est évident en effet que, suivant que telle ou telle fleur est prise comme symbole, le sens doit varier, tout au moins dans ses modalités secondaires, et aussi que, comme il arrive généralement dans le symbolisme, chaque fleur peut avoir elle-même une pluralité de significations, d’ailleurs reliées entre elles par certaines correspondances.

           Un des sens principaux est celui qui se rapporte au principe féminin ou passif de la manifestation, c’est-à-dire à Prakriti, la Substance universelle ; et, à cet égard, la fleur équivaut à un certain nombre d’autres symboles, parmi lesquels un des plus importants est la coupe. Comme celle-ci, en effet, la fleur évoque par sa forme même l’idée d’un « réceptacle », ce qu’est Prakriti pour les influences émanées de Purusha, et l’on parle aussi couramment du « calice » d’une fleur. D’autre part, l’épanouissement de cette même fleur représente en même temps le développement de la manifestation elle-même, considérée comme production de Prakriti ; et ce double sens est particulièrement net dans un cas comme celui du lotus, qui est en Orient la fleur symbolique par excellence, et qui a pour caractère spécial de s’épanouir à la surface des eaux, laquelle, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, représente toujours le domaine d’un certain état de manifestation, ou le plan de réflexion du « Rayon Céleste » qui exprime l’influence de Purusha s’exerçant sur ce domaine pour réaliser les possibilité qui y sont contenues potentiellement, enveloppées dans l’indifférenciation primordiale de Prakriti[1].

           Le rapprochement que nous venons d’indiquer avec la coupe doit naturellement faire penser au symbolisme du Graal dans les traditions occidentales ; et il y lieu de faire précisément, à ce sujet, une remarque qui est très digne d’intérêt. On sait que, parmi les divers autres objets que la légende associe au Graal, figure notamment une lance, qui, dans l’adaptation chrétienne, n’est autre que la lance du centurion Longin, par laquelle fut ouverte au flanc du Christ la blessure d’où s’échappèrent le sang et l’eau que Joseph d’Arimathie recueillit dans la coupe de la Cène ; mais il n’est est pas moins vrai que cette lance ou quelqu’un de ses équivalents existait déjà, comme symbole en quelque sorte complémentaire de la coupe, dans les traditions antérieures au Christianisme[2]. La lance, lorsqu’elle est placée verticalement, est une des figures de l’ « Axe du Monde », qui s’identifie au « Rayon Céleste » dont nous parlions tout à l’heure ; et l’on peut rappeler aussi, à ce propos, les fréquentes assimilations du rayon solaire à des armes telles que la lance ou la flèche, sur lesquelles ce n’est pas lieu d’insister davantage ici. D’un autre côté, dans certaines représentations, des gouttes de sang tombent de la lance elle-même dans la coupe ; or ces gouttes de sang ne sont ici autre chose, dans la signification principielle, que l’image des influences émanées de Purusha, ce qui évoque d’ailleurs le symbolisme vêdique du sacrifice de Purusha à l’origine de la manifestation[3] ; et ceci va nous ramener directement à la question du symbolisme floral, dont nous ne nous sommes éloigné qu’en apparence par ces considérations.

           Dans le mythe d’Adonis (dont le nom, du reste, signifie « le Seigneur »), lorsque le héros est frappé mortellement par le boutoir d’un sanglier, qui joue ici le même rôle que la lance[4], son sang, en se répandant à terre, donne naissance à une fleur ; et l’on trouverait sans doute assez facilement d’autres exemples similaires. Or ceci se retrouve également dans le symbolisme chrétien : c’est ainsi que M. Louis Charbonneau-Lassay (NDLRB. 1871-1946 * )  a signalé « un fer à hosties, du XIIe siècle, où l’on voit le sang des plaies du Crucifié tomber en gouttelettes qui se transforment en roses, et le vitrail du XIIIe siècle de la cathédrale d’Angers où le sang divin, coulant en ruisseaux, s’épanouit aussi sous forme de roses »[5]. La rose est en Occident, avec le lis, un des équivalents les plus habituels de ce qu’est le lotus en Orient ; ici, il semble d’ailleurs que le symbolisme de la fleur soit rapporté uniquement à la production de la manifestation[6], et que Prakriti soit plutôt représentée par le sol même que le sang vivifie ; mais il est aussi des cas où il semble en être autrement. Dans le même article que nous venons de citer, M. Charbonneau-Lassay reproduit un dessin brodé sur un canon d’autel de l’abbaye de Fontevrault, datant de la première moitié du XVIe siècle et conservé aujourd’hui au musée de Naples, où l’on voit la rose placée au pied d’une lance dressée verticalement et le long de laquelle pleuvent des gouttes de sang. Cette rose apparaît là associé à la lance exactement comme la coupe l’est ailleurs, et elle semble bien recueillir les gouttes de sang plutôt que provenir de la transformation de l’une d’elles ; du reste il est évident que les deux significations ne s’opposent nullement, mais qu’elles se complètent bien plutôt, car ces gouttes, en tombant sur la rose, la vivifient aussi et la font s’épanouir ; et il va sans dire que ce rôle symbolique du sang a, dans tous les cas, sa raison dans le rapport direct de celui-ci avec le principe vital, transposé ici dans l’ordre cosmique. Cette pluie de sang équivaut aussi à la « rosée céleste » qui, suivant la doctrine kabbalistique, émane de l’ « Arbre de Vie », autre figure de l’ « Axe du Monde », et dont l’influence vivifiante est principalement rattachée aux idées de régénération et de résurrection, manifestement connexes de l’idée chrétienne de la Rédemption ; et cette même rosée joue également un rôle important dans le symbolisme alchimique et rosicrucien[7].

  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Charbonneau-Lassay

           Lorsque la fleur est considérée comme représentant le développement de la manifestation, il y a aussi équivalence entre elle et d’autres symboles, parmi lesquels il faut noter tout spécialement celui de la roue, qui se rencontre à peu près partout, avec des nombres de rayons variables suivant les figurations, mais qui ont toujours par eux-mêmes une valeur symbolique particulière. Les types les plus habituels sont les roues à six et huit rayons ; la « rouelle » celtique, qui s’est perpétuée à travers presque tout le moyen âge occidental, se présente sous l’une et l’autre de ces deux formes ; ces mêmes figures, et surtout la seconde, se rencontrent très souvent dans les pays orientaux, notamment en Chaldée et en Assyrie, dans l’Inde et au Tibet. Or la roue est toujours, avant tout, un symbole du Monde ; dans le langage symbolique de la tradition hindoue, on parle constamment de la « roue des choses » ou de la « roue de vie » ce qui correspond nettement à cette signification ; et les allusions à la « roue cosmique » ne sont pas moins fréquentes dans la tradition extrême-orientale. Cela suffit à établir l’étroite parenté de ces figures avec les fleurs symboliques, dont l’épanouissement est d’ailleurs également un rayonnement autour du centre, car elles sont, elles aussi, des figures « centrées » ; et l’on sait que, dans la tradition hindoue, le Monde est parfois représenté sous la forme d’un lotus au centre duquel s’élève le Mêru, la « montagne polaire ». Il y a d’ailleurs des correspondances manifestes, renforçant encore cette équivalence, entre le nombre des pétales de certaines de ces fleurs et celui des rayons de la roue : ainsi, le lis a six pétales, et le lotus, dans les représentations du type le plus commun, en a huit, de sorte qu’ils correspondent respectivement aux roues à six et huit rayons dont nous venons de parler[8]. Quant à la rose, elle est figurée avec un nombre de pétales variable ; nous ferons seulement remarquer à ce sujet que, d’une façon générale, les nombres cinq et six se rapportent respectivement au « microcosme » et au « macrocosme » ; en outre, dans le symbolisme alchimique, la rose à cinq pétales, placée au centre de la croix qui représente le quaternaire des éléments, est aussi, comme nous l’avons déjà signalé ici dans une autre étude, le symbole de la « quintessence », qui joue d’ailleurs, relativement à la manifestation corporelle, un rôle analogue à celui de Prakriti[9]. Enfin, nous mentionnerons encore la parenté des fleurs à six pétales et de la roue à six rayons avec certains autres symboles non moins répandus, tels que celui du « Chrisme », sur lesquels nous nous proposons de revenir en une autre occasion[10]. Pour cette fois, il nous suffira d’avoir montré les deux similitudes les plus importantes des symboles floraux, avec la coupe en tant que Prakriti, et avec la roue en tant qu’ils se rapportent à la manifestation cosmique, le rapport de ces deux significations étant d’ailleurs, en somme, un rapport de principe à conséquence, puisque Prakriti est la racine même de toute manifestation.

RENÉ GUÉNON.

[1] Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIV.

[2] Cf. Le Roi du Monde, p. 51. On pourrait relater, entre les différents cas où la lance est employée comme symbole, de curieuses similitudes jusqu’en des points de détail : ainsi, chez les Grecs, la lance d’Achille passait pour guérir les blessures qu’elle avait causées ; la légende médiévale attribue la même vertu à la lance de la Passion.

[3] On pourrait aussi, à certains égards, faire ici un rapprochement avec le symbolisme bien connu du pélican.

[4] Il y aurait beaucoup à dire sur le symbolisme du sanglier et sur son caractère « polaire », qui le met précisément en rapport aussi avec l’ « Axe du Monde ».

[5] Regnabit, no de janvier 1925. Signalons aussi, comme se rapportant à un symbolisme connexe, la figuration des cinq plaies du Christ par cinq roses, l’une placée au centre de la croix et les quatre autres entre ses branches, ensemble qui constitue également un des principaux symboles rosicruciens.

[6] Il doit être bien entendu, pour que cette interprétation ne puisse donner lieu à aucune objection, qu’il y a une relation très étroite entre « Création » et « Rédemption », qui ne sont en somme que deux aspects de l’opération du Verbe divin.

[7] Cf. Le Roi du Monde, p. 31. La similitude qui existe entre le nom de la rosée (ros) et celui de la rose (rosa) ne peut d’ailleurs manquer d’être remarquée par ceux qui savent combien est fréquent l’emploi d’un certain symbolisme phonétique.

[8] Nous avons noté, comme exemple très net d’une telle équivalence au moyen âge, la roue à huit rayons et une fleur à huit pétales figurées l’une en face de l’autre sur une même pierre sculptée, encastrée dans la façade de l’ancienne église Saint-Maxime de Chinon, et qui date très probablement de l’époque carolingienne. La roue se trouve d’ailleurs très souvent figurée sur les églises romanes, et la rosace gothique elle-même, que son nom assimile aux symboles floraux, semble bien en être dérivée, de sorte qu’elle se rattacherait ainsi, par une filiation ininterrompue, à l’antique « rouelle » celtique.

[9] La théorie hindoue des cinq éléments (no d’août septembre 1935).

[10] M. Charbonneau-Lassay a signalé l’association de la rose elle-même avec le Chrisme (Regnabit, no de mars 1926) dans une figure de ce genre qu’il a reproduite d’après une brique mérovingienne, la rose centrale a six pétales qui sont orientés suivant les branches du Chrisme ; de plus, celui-ci est enfermé dans une cercle, ce qui fait apparaître aussi nettement que possible son identité avec la roue à six rayons.

 

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